En un peu plus de cent poèmes et deux illustrations intérieures d’Olivia Lockhart et de Géraldine Bellaïche, on découvre l’étrange et éclectique univers poétique de François Clavel. Un univers peuplé de créatures et de personnages surprenants, comme une pieuvre qui “reste les bras croisés (c’est tout un art)”, une baleine en charentaises, une girafe avec des ballerines, ou un cheval bilingue. Mais les espèces en voie de disparition ne sont pas toujours celles auxquelles on pense en premier (“Les Mercières”), et les humains – un musicien dont les oreilles “ne s’entendent pas bien”, un poète repassant ses chemises avec le dos de la casserole, un cannibale auquel est consacrée une ode, un guerrier qui élève des insectes venimeux dans les replis de ses amygdales pour les projeter sur ses ennemis à l’aide d’une sarbacane – ne sont pas en reste.
Les rêves de vol, la douceur de l’herbe, du soir, de la lumière : la poésie pour François Clavel, c’est peut être “Parler le langage des tuiles / Qui est sobre mais difficile”, mais pas seulement. On trouvera par exemple avec “Neuvaine” un équivalent mathématique des « Voyelles » de Rimbaud, porté par le même goût des synesthésies (“J’aime beaucoup le chiffre onze / Terne, vert et triste comme le bronze”), ou encore un équivalent calendaire avec “Semaine”, où chaque jour s’incarne à sa manière, une pareidolie domestique (“Les yeux de Marylin”), quelques vérités bien vues sur les réseaux sociaux (“Bestiaux”) et bien d’autres choses encore. Sans compter l’invention par l’auteur – pensons-nous, mais peut-être oulipiens ou apparentés l’ont-ils déjà fait – du « poème probabiliste » (“Tourterelles”), ou de la métamorphose substantivo-verbale avec l’amusante conjugaison d’un animal disparu (“Mammouth 2”).
Le goût des formules comme dans “Distinction” (on apprend ainsi que savoir distinguer le vrai du faux, c’est bien, mais encore faut-il savoir distinguer le faux du vrai), le goût conjugué des saveurs et des mots (“Umani”), le mélange d’empathie et de froideur gastronomique (“Homard”), l’aparté historique ou biographique de personnages connus ou non, imaginaires ou non (“Letizia Ramolino”, “Manu”, “Nevada”, “Alice Millon”), l’évocation de lieux particuliers, de moments, d’ambiances, n’est pas tout. Il y a aussi des fabliaux teintés d’ironie féroce à la Ambrose Bierce, comme le délicieux (“Noirs”) avec un présumé raciste qui s’attire l’ire de ses concitoyens, lesquels se révèlent bien plus viscéralement racistes que lui, quand il se montre égalitaire jusque dans l’au-delà. Et n’oublions pas que l’auteur est médecin, aussi faut-il s’attendre à une pointe d’humour noir-carabin (“Grand-mère”, “Au cimetière de la Ville d’Avray ”, “ Fesses”) ou même brièvement tragique (“Torche”). Le sens des rythmes est tel et bien là, comme avec cette ballade américaine qui sonne délicieusement français (“Tom Maudru”) et dont l’on a l’impression d’entendre la musique.
Un petit goût de poésie zutique façon Rimbaud et consorts, une pincée de surréalisme, un peu du Jules Laforgue des « Complaintes de Notre Dame de la lune », une pointe de nonsense et de fantaisie british à la Lewis Carroll, et bien d’autres choses encore, bien d’autres influences traversent ce petit volume qui sonne souvent juste et offre des styles et des tonalités variées.
Tout ceci est publié par « Les Trois Colonnes », donc à compte d’auteur, type d’édition dont Umberto Eco, dans « Le pendule de Foucault », brossait un tableau dépourvu de toute charité. Il n’empêche : à une époque où il devient presque impossible de publier de la poésie, un tel recours a permis à ce volume de voir le jour. On pourra reprocher à l’éditeur une paire de coquilles et l’absence de tables des matières, qui n’aurait pas été inutile pour retrouver rapidement les poèmes que l’on souhaite relire – on notera toutefois que même chez les éditeurs ayant pignon sur rue les coquilles sont de plus en plus fréquentes et les tables des matières de plus en plus absentes. Plaisante publication, en tout cas, que ce « Un souvenir un jour frappe à ma porte ». On rêve, on sourit, on passe un agréable moment à la feuilleter, et on le feuillettera sans doute une nouvelle fois un jour pas très lointain. Et si l’occasion devait un jour se présenter, on en feuilletterait bien un autre du même auteur.
Titre : Un souvenir un jour frappe à ma porte
Auteur : François Clavel
Éditeur : Les Trois colonnes
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 149
Format (en cm) : 14,5 x 21
Dépôt légal : 4ème trimestre 2022
ISBN : 9791040600008
Prix : 15 €
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