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Voix de l’asphalte (Les)
Philip K. Dick
J’ai Lu, n° 13655, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction / littérature générale, 506 pages, novembre 2022, 9 €

Philip K. Dick aurait voulu être un écrivain de littérature générale. Pour ce faire, il a écrit plusieurs romans de littérature blanche mais, à l’exception des « Confessions d’un barjo », également connu sous le titre « Portrait de l’artiste en jeune fou » (Confessions of a Crap Artist, 1975), il n’a jamais pu les faire éditer. En multipliant les refus, les éditeurs auront sans le savoir contribué à l’émergence d’une œuvre de science-fiction qui aura séduit plusieurs générations de lecteurs. Après la mort de Dick, devenu suffisamment célèbre, sans doute, pour que les éditeurs se décident à tenter l’aventure, ces romans de littérature blanche ont fini par être publiés. Parmi eux, ces « Voix de l’asphalte », épais roman de plus de cinq cents pages, qui pourra autant intéresser les amateurs de l’œuvre dickienne que les lecteurs de littérature blanche.



L’Amérique des années cinquante. Une boutique de vente et de réparations : postes de radio et téléviseurs. L’aube de la société de consommation, l’argent facile ou moins facile, la petite vie tranquille dans un pays puissant et prospère. Jefferson, le patron, lorgne sur une boutique plus grande, plus moderne. Ses employés se contentent de leur sort, sauf peut-être le jeune et élégant Hadley, qui semble avoir les dents plus longues et paraît perpétuellement insatisfait. Un Hadley qui se ménage comme soupape de sécurité une soirée par semaine pour l’errance et l’alcool, sans toutefois franchir les frontières du raisonnable. Mais Jefferson est parfois perplexe. Il pense que Hadley pourrait bien, un jour, mal finir.

«  Il y avait dans son visage ratatiné, dans les yeux de poisson mort de ces gens à face de pruneau une puanteur malsaine, viciée, une odeur de renfermé. Un remugle de maladie flottait autour d’eux, quelque chose de pas normal, témoin d’une maladie plus profonde. »

« Les Voix de l’asphalte » compose avant tout deux tableaux. Celui de Stuart Wilson Hadley, toujours en léger décalage avec son environnement, un décalage suffisant pour lui permettre d’être un observateur à la fois inquiet et lucide, et celui d’une société américaine qui, tout comme Hadley, est malade sans réellement s’en rendre compte. Par l’intermédiaire de Jefferson, Dick décrit l’essor de la société de consommation – l’émerveillement quasi-religieux devant les appareils électro-ménagers – mais aussi la perception naissante des dégâts à venir : la génération montante, déjà, s’habitue à l’abondance, gaspille, pollue, ne recycle rien. Par l’intermédiaire de Hadley et de sa recherche de sens, Dick confronte ses lecteurs à maintes maladies endémiques de son pays : le racisme profond, l’antisémitisme affiché, le néonazisme « made in US ». On le verra tout au long : Philip K. Dick, dont bien des lecteurs pourraient avoir l’image d’un personnage lui-même passablement halluciné, est ici d’une lucidité toute particulière. Son regard est aussi clair, aussi affûté, aussi pénétrant, aussi distancié en ce qui concerne la société dans laquelle il évolue qu’en ce qui concerne la psychologie de ses personnages. Dick n’est pas le malade mental tel qu’on l’imagine sur la fin de son existence, cherchant à trouver un sens à ses rêves et à ses visions en s’arc-boutant sur les milliers de fragments d’une monumentale « Exégèse », mais un observateur détaché, perspicace, capable de poser sur les individus et sur la société, y compris sur la beat-génération à laquelle il n’est pas étranger, les bons diagnostics.

« Brusquement il eut envie de briser cette carapace lustrée et cassante qu’était Horace Wakefield ; le fantasme lui traversa brièvement l’esprit, la vision de la petite tête fendue en deux comme la cosse d’une graine séchée, la cervelle de Wakefield éparpillée aux quatre vents, en minuscules fragments secs. Pour peut-être ensuite prendre racine et se développer de nouveau, dans un endroit sombre, visqueux, où il y aurait de l’humidité et du silence. »

La citation ci-dessus montre que Dick est capable de décliner la psychologie à l’aune du récit d’horreur. Chez lui, l’étrange a toujours été juste sous la surface. Récit de genre, roman réaliste, littérature blanche, peu importe : le fantastique est toujours là, à fleur de peau, à peine masqué par une très mince couche d’illusion. Pourtant, l’image est parlante : elle est celle du danger, de l’altérité, de l’aliénation dissimulés sous une enveloppe humaine, et de leur capacité à diffuser, à se reproduire, à se multiplier. Ce sera là un des thèmes des « Voix de l’asphalte » : la capacité du mal et du délire à s’étendre, à se faufiler, à se ramifier au gré des prosélytismes divers.

« Ma théorie, commença Johnson, c’est que c’est lié au brouillard. Le smog qui sort des cheminées des usines, totalement artificiel, saturé en déchets métalliques. Les déchets ferrugineux leur entrent dans le cerveau par les voies nasales, c’est pour ça qu’ils sont si timbrés. »

Car l’Amérique des années cinquante, c’est aussi un univers de théories délirantes, un quotidien où la folie est expliquée par des théories elles-mêmes démentes. Mais cette théorie à tous les sens du terme fumeuse de Johnson, un collègue de Hadley, demeure bien innocente, aussi innocente que l’appétence bizarroïde, mais inoffensive, du vendeur de télévisions pour les boissons gazeuses à base de céleri, au regard d’une folie plus généralisée, et bien plus inquiétante, qui se dissimule sous le masque de la culture ou de la contre-culture, des associations, des bénévoles, de la bienséance et de la bienfaisance. Une folie généralisée que Hadley, en quête de sens, a la lucidité de percevoir : “ Des fanatiques. Tous, sans exception, des fanatiques et des cinglés – des tarés. Inutile de se raconter des histoires : c’est ce qu’ils étaient, et s’il se mêlait à eux pour assister à la conférence, il deviendrait un fanatique, lui aussi.” La réflexion de Hadley est hélas prophétique. Il a senti le mal, il a senti ce qui était dangereux, aussi bien pour lui que pour les autres. Mais il est déjà trop tard. Hadley a mis le doigt dans l’engrenage, la fascination est là, trop forte. L’église, ou la secte, en apparence bénéfique du prédicateur quelque peu apocalyptique Beckheim le fascinera et le déstabilisera. Sa rencontre avec Marsha Frazier, la rédactrice d’une revue aux allures culturelles mais à sympathies nazies, fera tout basculer.

« Était-il possible qu’à l’intérieur de ce noyau dur, le Stuart Hadley intérieur, soit dans le fond aussi dingue qu’un Horace Wakefield ? Qu’à l’intérieur de cette coquille affable se trouve une entité démente, instable, ne demandant qu’à sortir, une larve furieusement gémissante prête à jaillir, à ramper, bizarre, visqueuse, ni humaine ni ordinaire, ni jolie ?  »

Ce que Dick décrit, c’est la déconnexion du réel des individus ; une schizophrénie latente née de la naïveté, de la crédulité, de l’inculture, pas seulement celle d’une poignée d’individus mais plus globalement celle d’une Amérique chroniquement déchirée entre l’attachement à ses valeurs fondamentales et la tentation d’en finir avec elles. En fin observateur, Dick décrit le mécanisme sournois de la propagation des idées fascisantes, mais aussi la mécanique tayloriste, industrielle, du prosélytisme associatif ; on parlerait aujourd’hui, des « mèmes » réplicatifs des sociétés, propres et prompts à se glisser dans les esprits en quête désespérée de cadre, de croyances, ou de sens.

« La pièce sembla se diluer. Les objets autour de lui perdirent leur netteté et se mélangèrent de manière indifférenciée. C’était sans doute de la fatigue optique ; il resta assis à regarder dans le vide, doit devant lui, laissant sa cigarette se consumer dans le cendrier, sur la table. La frénésie qui émanait de l’électrophone devint en partie visible, elle se manifesta dans les couleurs des murs, dans les motifs du sol. Une sorte de flou foncé s’imposa autour de lui, et il l’accepta. »

On connaît Dick : le style n’a jamais été son fort. Pourtant, la puissance d’évocation est là. Le passage où Hadley se trouve confronté directement au prédicateur prend ainsi des allures oniriques. Le caractère trouble de l’atmosphère et des lieux est rendu à la perfection. La conclusion en est exemplaire : pour Hadley, la frustration d’une rencontre qui demeure inaboutie, l’impression que Beckheim détient un pouvoir qu’il n’a pas voulu utiliser, qu’il l’a dupé d’une fausse promesse, s’accompagne peut-être d’une plus juste perception, qui demeure informulée : le charisme de Beckheim n’est lui-même qu’une illusion, la façade trompeuse d’un pouvoir inexistant. Hadley, qui est avant tout un bonimenteur, n’a pas été capable au premier regard de deviner que son interlocuteur en était un lui aussi, mais d’un genre différent : alors que Hadley vend du concret, Beckheim vend de l’illusion. On est là dans les jeux de simulacres parfaitement dickiens. Si de tels passages fonctionnent, si les ambiances particulières sont presque palpables c’est aussi parce que Dick, dans ce roman de littérature générale, prend la peine de fouiller ses personnages, de les développer bien plus longuement que dans ses romans de science-fiction où les protagonistes ne sont souvent esquissés qu’à grands traits. Dick s’en donne les moyens : alors que la plupart de ses romans de genre ne dépassent pas les trois cents pages, « Les Voix de l’asphalte » atteint les cinq cents.

« Au-dessus de leurs têtes, les étoiles froides semblaient à chaque instant plus éloignées ; c’était un univers gigantesque, trop vaste pour qu’un homme s’en tire. Il se demanda comment il avait pu vouloir s’y aventurer : aride et hostile, il s’étendait à l’infini, fondamentalement indifférent aux affaires humaines. »

Un vendeur, un réparateur de radios qui rêve de faire un peu mieux, rien que de très ordinaire. Pourtant, Hadley peut difficilement être décrit comme un personnage archétypal des œuvres de Dick. Comparé à des protagonistes souvent très banaux, il apparaît trop élégant et trop ambitieux. Mais il partage avec eux une caractéristique fondamentale : il se sent décalé par rapport au réel. Il doute. Il est en quête de sens. Sans cesse, Hadley cherche autre chose, comme si le vrai monde n’était pas celui qu’il a chaque jour sous les yeux. Un réel qui se fissure moins ostensiblement que dans les œuvres de genre de Philip K. Dick, parce qu’ici la fissure ne s’élargit pas autour de Hadley, mais en lui. Une inadéquation au monde, une perte de congruence qui, à mesure que Hadley progresse sur l’échelle sociale, s’y conforme, se modèle dans le moule, ou tout du moins essaie, ne font que s’aggraver. La béance s’élargit. Le monde devient de moins en moins compréhensible, de plus en plus terrifiant, le questionnement de plus en plus vertigineux.

«  Il pensa au monde extérieur au magasin. Un chaos infini de formes mouvantes… À l’extérieur, rien n’était assez stable pour que l’on puisse prendre appui dessus, il n’y avait que les ombres froides et la faible clarté d’étoiles trop éloignées pour être atteintes. Le magasin était un petit cosmos bien ordonné, un carré de rigueur et de fermeté autour duquel un néant dépourvu de sens dérivait au gré des tourbillons. »

La dernière rencontre de Hadley avec Marsha Frazier précipite sa bascule vers un raptus suicidaire, une errance folle, un naufrage autodestructeur qui ne vont pas sans évoquer des ouvrages comme « Le Démon » d’Hubert Selby Junior (publié en 1976, alors que « Les Voix de l’asphalte » a été écrit au début des années cinquante). Une dernière partie très âpre et d’une violence inattendue chez Philip K. Dick, mais à laquelle le lecteur était en droit de s’attendre : il était clair que Marsha Frazier réveillait sa part obscure ; que l’occulter au regard de sa part de normalité, tout comme avait pu être occultée la prophétie de Jefferson, (qui lui aussi sans doute l’avait oubliée en s’apprêtant à confier la responsabilité du magasin à Hadley) était une erreur ; que la mécanique du drame était écrite à l’avance. Une dernière partie très dure, donc, qui se clôt par un faux retour à la normale où l’on voit, comme dans un récit d’épouvante, se reprofiler sous un aspect faussement apaisé la folie irréductible du personnage.

« Ne vous en faites pas. Ce n’est pas vous qui avez construit l’univers. C’est peut-être personne. Tout cela est aléatoire, le règne du hasard, il ne faut pas y chercher un sens. »

Publié en langue originale en 2007, soit près de vingt-cinq ans après la mort de l’auteur « Les Voix de l’asphalte » apparaît donc comme un livre puissant dont l’intérêt n’est pas seulement anecdotique. Un livre capable de parler aux amateurs de Philip K. Dick, car on y retrouve des éléments de son univers propre, mais un roman sans doute aussi capable d’intéresser bien d’autres lecteurs. Plus fouillé, plus achevé que bien des romans de genre de l’auteur, ces « Voix de l’asphalte » conduisent à un univers parallèle : un monde dans lequel ce roman aurait été publié en temps et en heure, un monde où l’œuvre science-fictionnesque de Dick n’aurait jamais existé, un monde dans lequel Dick aurait été un célèbre écrivain de littérature générale.


Titre : Les Voix de l’asphalte (Voices from the Street, 2007)
Auteur : Philip K. Dick
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Nicolas Richard
Couverture : Studio J’ai Lu / Shutterstock / Paul Craft / Idea Trader
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Le Cherche-Midi, 2007)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 13655
Pages : 506
Format (en cm) : 11,1 x 17,7
Dépôt légal : octobre 2022
ISBN : 9782290365403
Prix : 9 €


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Hilaire Alrune
5 mars 2023


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