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Pièce (La)
Jonas Karlsson
Actes Sud, Lettres scandinaves, roman (traduit du suédois), 208 pages, mai 2016, 16,50€

Bjorn arrive dans un nouveau service, bien décidé à s’imposer très vite comme un leader. Fidèle à sa ligne de conduite, il méprise les petites mains, les boulets de l’étage et tente, maladroitement, de se rapprocher des chefs naturels comme de se faire bien voir de son supérieur.
Un jour, entre les toilettes et la photocopieuse, il constate qu’il y a une porte, qui donne sur un petit bureau bien rangé, espace de travail au calme, bien mieux que sa place dans l’open-space, avec son voisin dont les dossiers menacent en permanence de mordre sur son côté.
Bjorn, dérogeant à sa routine (55 minutes de travail, 5 minutes de pause), passe de plus en plus de temps dans la pièce.
Sauf que pour les autres, la pièce n’existe pas.



Après la truculente « Facture » traduit en 2015, on a plaisir à retrouver Jonas Karlsson avec un nouveau texte court mais ô combien incisif. En réalité, « La Pièce » est antérieur, puisque publié pour la premier fois en 2009.

Toujours à la première personne, on suit Bjorn, quelqu’un de très carré dans sa tête, et très déterminé, ambitieux, un peu méprisant, parfois méchant, certainement misanthrope. Très vite, je n’ai pu m’empêcher de penser au personnage de Dwight Schrute de la série « The Office ». La même tête de... pioche, qui juge les autres à partir de sa propre ligne de conduite auto-validée comme seule valable. Qui ne parle qu’à ceux qu’il estime lui apporter quelque chose, négligeant, rejetant même les autres, qu’il cherche à faire licencier car ils sont à son goût trop peu productifs. Il ne pardonne pas l’erreur, mais si lui en commet une, une pirouette mentale le replace en pole position tant les autres sont farcis de défauts.

Et donc l’histoire bascule lorsque les autres, avec ou sans pincettes, car bien peu l’apprécient, vous vous en doutez, donnent leur version des choses : Bjorn reste debout, sans bouger, face au mur, entre les toilettes et la photocopieuse. De longues minutes, comme absent.
On l’envoie consulter un psy, qu’il traite avec mépris, puisqu’il considère que les autres se sont ligués pour lui faire un canular. Là encore, la référence à « The Office » résonne : combien d’épisodes mettent en scène Jim et des complices faisant tourner Dwight en bourrique ?
Mais on se met à douter : et si Bjorn était... malade ? autiste ? L’excusera-t-on, le prendra-t-on en pitié, première victime de son trouble ? Karlsson aura manié à merveille la narration à la première personne pour nous imposer le point de vue de son personnage. Les faits bruts lui donnent tort, comme cherche à lui prouver son chef : sur les plans, cet espace où il se sent si bien, où il est si productif n’existe pas. Bjorn s’enfonce dans sa bulle conspirationniste, refusant que la réalité soit dictée par les autres et pas par ses propres sens.

Et vient la pirouette finale, qui donne tout son sel humoristique à ce roman déjà bien cynique : Bjorn porte sur les nerfs de tout le monde, mais son travail dans la pièce est si bon qu’il a attiré l’attention des grands chefs sur le service. Faut-il laisser Bjorn s’enfoncer dans son délire ou le virer avant qu’il rende les autres fous ? Faut-il le laisser tyranniser les agents sous prétexte qu’il remonte la valeur de tout le bureau ? Entre management et ambition, il va falloir choisir...

La critique du monde actuel et du travail de bureau est acerbe. L’auteur s’attaque à ces bureaux ministériels, la hiérarchisation incarnée à l’extrême (on envie l’étage au-dessus qui traite des dossiers plus importants, mais on plaint celui du dessous qui traite de plus secondaires), le travail y est routinier, dévalorisant et dévalorisé, conduisant, pour Bjorn, à un cercle vicieux de perte de motivation et de capacité de travail - tandis que lui, ambitieux, déterminé à monter, reste compétent et motivé. En creux, on voit aussi la différence entre Bjorn, bourreau de travail ne vivant que pour cela, en rapportant à la maison - victime du système, de sa rigueur personnelle pour atteindre les hautes sphères - et les autres, qui ont des rapports plus humains et une vie en dehors du travail - voire au travail aussi. Qui travaillent pour vivre et non l’inverse.

Fable cruelle, « La Pièce » nous pousse à nous interroger sur notre confiance en nos sens, à ce qu’est la réalité (Philip K. Dick disait que c’est ce qui continue d’exister quand on cesse d’y croire), et sur les capacités de notre cerveau à s’auto-conditionner. Dans un monde professionnel en perte de sens, il invite aussi à se pencher sur nos rapports à nos collègues, à la nécessité des compétences sociales, à la tolérance de la différence, et enfin à la solidarité dans un univers qui veut à tout prix nous pousser à la compétition.

Comme « La Facture », on l’imagine sans peine porté à l’écran.

Un 4e roman de Karlsson, « Le Cirque », vient d’être traduit chez Actes Sud, toujours par Rémi Cassaigne.


Titre : La Pièce (Rummet, 2009)
Auteur : Jonas Karlsson
Traduction du suédois (Suède) : Rémi Cassaigne
Couverture : Julien Pacaud
Éditeur : Actes Sud
Collection : Lettres Scandinaves
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 208
Format (en cm) : 19 x 10 x 1
Dépôt légal : mai 2016
ISBN : 9782330048211
Prix : 16,50 €
- Réédition poche
Couverture :
Éditeur : Actes Sud
Collection : Babel
Numéro : 1853
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 192
Format (en cm) : 17,5 x 11 x 1
Dépôt légal : novembre 2022
ISBN : 9782330171605
Prix : 7,90 €



Nicolas Soffray
17 avril 2023


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