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Facture (La)
Jonas Karlsson
Actes Sud, Lettres scandinaves, roman (traduit du suédois), 188 pages, juin 2015, 17€

Le narrateur, quadragénaire à mi-temps dans un vidéo-club, reçoit une drôle de facture, si bizarre qu’il la prend pour une publicité : on lui réclame 5 millions de couronnes (600.000 €). Comment est-ce possible ? Avec beaucoup de patience, il parvient à joindre le service réclamation, qui lui explique que c’est l’impôt sur le bonheur vécu, voté au niveau mondial pour indemniser le tiers-monde, les zones de guerre... Mais il veut comprendre : comment a-t-on calculé que sa petite vie sans relief était si heureuse ? Et dans ce cas, combien paient les autres ? C’est tout son train-train qui bascule.



Quand l’acteur suédois Jonas Karlsson se lance dans l’écriture, le résultat est décapant. « La Facture », assez court, est un bijou de conte moral, orwellien à souhait, kafkaien en diable : un pauvre gars face à une machine administrative déshumanisée, qui applique la toute nouvelle loi.
Le roman est à la première personne, et nous fait découvrir le quotidien tranquille d’un quadra célibataire, un type ordinaire mais gentil. Lorsque la facture lui tombe dessus, il cherche à joindre un être humain, au bout du fil, pour expliquer qu’il y a clairement une erreur. Las, l’opératrice reste très protocolaire : il faut payer. Mais il n’a pas un sou ! C’est étrange, parce qu’avec son niveau de bonheur vécu tel que calculé, il devrait avoir un salaire confortable...

Commence un combat contre la machine administrative. Au téléphone, l’opératrice ne démord pas de son discours administratif : son cas a été étudié, tous les paramètres mesurés, croisés, c’est une machine de précision. Pas d’erreur possible. Pire, plus il veut noircir le tableau, racontant des moments tristes de sa vie qui l’auraient traumatisé, plus sa facture augmente ! Quand il évoque un chagrin d’amour passé sous les radars administratifs, il se croit sauvé, mais non, là encore, il triple la mise, crevant tous les plafonds du pays ! Notre empathie nous pousse à trembler avec lui, s’en sortira-t-il ? Mais on ne peut s’empêcher de rire, car telle est bel et bien la façon de faire de l’administration, quel que soit le pays...

En très peu de pages, qui se dévorent en une soirée, voire deux, Jonas Karlsson enchaîne les rebondissements ubuesques, et creuse le fossé d’incompréhension entre son personnage et l’administration, incarnée par quelques fonctionnaires trop sûrs d’eux et de leur programme de calcul. Le personnage, ils ne s’en doutent pas, fait tout dérailler. Met en péril tout le système.

Always look on the bright side of life

Et tandis qu’on arrive vers la pirouette finale, on aura bien entendu deviné la morale de cette fable, tout à fait d’actualité : non seulement l’argent ne fait pas le bonheur, mais l’argent n’est pas indispensable au bonheur. En creux, même durant cette période de soucis, de stress, on aura vu le narrateur chercher à prendre systématiquement le bon côté des choses, être résilient, au lieu de se complaire, comme celui qui lui sert de meilleur ami, dans le ressassement permanent de petites misères.

« La Facture » est une ode aux petits bonheurs qui en forment un grand, au refus de la grisaille, à la force du grain de sable contre la machine trop bien huilée. Aux chiffres, aux statistiques froids, le roman oppose la gentillesse désintéressée. Même lorsqu’il cherche à amadouer l’opératrice pour peut-être trouver une faille, une erreur, le personnage n’est pas sournois ni retors. Au contraire, c’est un rêveur, qui s’attache à celle qui n’est qu’une voix dans le combiné, une victime elle aussi du système, qui ne peut pas tout dire, ni dévier du discours officiel. Beaucoup plus rationnelle et terre-à-terre que lui, elle le met en garde sur les risques qu’ils encourent tous les deux, lui à s’entêter de refuser d’admettre le prix à payer, elle à lui accorder autant de son temps, à déborder du cadre professionnel. L’ultime rebondissement les concernant est là encore un petit bonheur supplémentaire, une dernière victoire alors que la fable se termine.

Je le raconte très mal, parce que c’est le genre de petit bouquin qu’il faut lire pour en apprécier tout le sel, qu’on peut relire et décortiquer pour constater avec quelle économie de mots, d’effets et de moyens l’auteur parvient à son but.
Un petit bijou comme on en trouve hors de toute étiquette de genre, qui mériterait autant celle d’anticipation que de feel-good.
Le genre de livre qu’on peut faire tourner dans la famille, pour le bien de tous.

Tout aussi étrange et farfelu, drôle différemment, lisez aussi « La Pièce », le 2e roman de Karlsson traduit en France (mais en fait publié avant).


Titre : La Facture (Facturan, 2014)
Auteur : Jonas Karlsson
Traduction du suédois (Suède) : Rémi Cassaigne
Couverture : Eijo Ojala
Éditeur : Actes Sud
Collection : Lettres Scandinaves
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages :
Format (en cm) : 19 x 10 x 1
Dépôt légal : juin 2015
ISBN : 9782330050993
Prix : 17 €
- Réédition poche
Couverture :
Éditeur : Actes Sud
Collection : Babel
Numéro : 1518
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 192
Format (en cm) : 17,5 x 11 x 1
Dépôt légal : février 2018
ISBN : 9782330090715
Prix : 7,40 €



Nicolas Soffray
19 avril 2023


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