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En attendant l’année dernière
Philip K. Dick
J’ai Lu, n° 11119, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 286 pages, octobre 2022, 8 €


En l’année 2055, dans le futur imaginé par Philip K. Dick, les êtres humains, qui ont commencé à explorer l’espace, ont été entraînés par les Lilistariens, des extra-terrestres fortement humanoïdes, dans une guerre interplanétaire contre les Reegs. Très vite, Philip K. Dick laisse entendre que les ennemis sont sans doute au moins autant les Lilistariens, qui en demandent sans cesse plus aux humains, que les Reegs qui leur infligent des pertes sévères.

Dans ce contexte, l’intrigue tourne autour d’une poignée de personnages essentiels. En premier lieu le Dr Éric Sweetscent, spécialisé dans la greffe d’organes, ou grefforg, égaré dans une relation toxique avec son épouse, une antiquaire parvenue au sommet de sa profession. En lien avec son patron Virgil Ackerman et son collègue ingénieur Bruce Himmel, Éric Sweetscent devient le médecin personnel de Gino Molinari, rien moins que le secrétaire général de l’ONU et l’autorité suprême des Terriens. Un Molinari qui a déjà échappé à plusieurs maladies mortelles et qui tel un phénix semble renaître à chaque fois de ses cendres.

Chez Philip K. Dick, les choses sont rarement ce qu’elles semblent être. Molinari est mort. Sans doute. Il est peut-être même mort plusieurs fois. Il semblerait que ses extraordinaires facultés d’empathie, qui lui permettent de prendre sur ses épaules tous les fardeaux des hommes, le poussent à mourir des mêmes maladies que les personnes de son entourage. Il semblerait aussi – le Dr Sweetscent va le découvrir peu à peu – qu’il soit un simulacre, à moins qu’il ne soit le simulacre d’un simulacre. Que d’autres Molinari venus d’univers parallèles – dans lesquels ils n’ont pas été élus, ce qui explique qu’ils soient volontaires – soient prêts à venir prendre le relais, à relever le défi. Insensé ? Pas pour Philip K. Dick. Et cette histoire d’empathie paroxystique n’a pas grand-chose pour étonner de la part d’un auteur qui, dans son fameux « Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques » (connu pour son adaptation cinématographique sous le titre « Blade runner »), mettait en scène d’étranges « boîtes à empathie » – une empathie à laquelle Ariel Kirou, dans son volumineux essai « ABC Dick  », consacre une demi-douzaine de pages.

Des simulacres de personnages, donc, auxquels font écho d’autres simulacres, comme cette « Washington 1935 », reproduction grandeur nature, sur la planète Mars, d’une cité appartenant au passé que Virgil Ackerman meuble avec les antiquités fournies par l’épouse de Sweetscent. Une reconstitution qui pour Ackerman représente “ (…) une fontaine de Jouvence. Une source d’épanouissement. Il s’y rendait pour reconstituer ses réserves biochimiques défaillantes avant de revenir au présent, à cet univers banal qu’il partageait avec ses contemporains : un monde qu’il comprenait admirablement et manipulait avec maestria, mais auquel il se sentait psychologiquement étranger.” Que de telles reconstructions – car il en existe d’autres, dans lesquelles les industriels fortunés, rendus presque immortels par les greffes d’organes, recréent les environnements de leur enfance – soient qualifiées de « régrévilles » en dit suffisamment long au sujet d’artefacts qui peuvent faire songer au monde des poupées Pat dans lesquels se réfugient les colons du « Dieu venu du centaure », même si, ici, Dick ne semble pas pousser aussi loin la piste qu’il vient d’ouvrir.

« L’impénétrabilité des choses infimes semblait à présent presque infinie. Assise à son bureau, rigide, elle se retrouva incapable de bouger, de contraindre son corps à nouer des rapports nouveaux avec les objets atrocement lourds qui l’environnaient, la cernaient de plus en plus près, l’écrasaient. »

Rien de plus dickien que les simulacres et les faux-semblants, mais, « En attendant l’année dernière  », c’est aussi l’invention d’un des composés les plus célèbres de la pharmacopée dickienne, une de ces drogues que Pierre Déléage, dans son essai « L’Autre-mental  » (La Découverte, 2020), qualifie de « commutateurs dickiens », à savoir des éléments permettant de passer d’une réalité à une autre. Une substance – le JJ-180 – dont une seule dose suffit à rendre définitivement dépendant, et dont le syndrome de manque donne lieu à une de ces descriptions de déraillement du réel dont l’auteur a le secret, un “processus de dénaturation des apparences” faisant que les objets deviennent lourds, tranchants, hérissés, impossibles à manipuler, dangereux. Le JJ-180 ou frohédadrine (de l’allemand froh, “joie” et de la racine latine heda, “plaisir”, précise l’auteur) apparaît doté de propriétés peu ordinaires : il permet de se déplacer librement dans le temps, que ce soit dans le passé ou dans le futur. Illusion ou réalité ? Bien malin qui pourrait le savoir, et si une tentative de modifier le présent par un « trip » dans le passé semble se solder par un échec, reste l’espoir d’aller trouver dans le futur le remède à une dépendance vis-à-vis de laquelle le présent ne propose encore aucun antidote.

« La première drogue chronagogique… du moins en apparence. Sauf si on croit à la réalité de l’expérience qu’on subit. »

On pourrait donc, dans ce « En attendant l’année dernière », avoir un avant-goût du futur, et même plutôt deux fois qu’une : avec l’étrange Mary Reyneke, ange gardien et maîtresse de Gino Molinari, qui se définit elle-même comme une « cognitive », on a affaire à un embryon des fameux « précogs » dickiens, dotés de l’aptitude à voir l’avenir. Pour l’amateur de Dick, c’est le roman entier, écrit en 1966, qui est « précog » ou écho des meilleurs romans de l’auteur, tant il abonde et foisonne en éléments souvent rencontrés dans ses univers : les artefacts en minuscules détails comme en passant (le psycérébreur que l’on suppose robotique, à moins qu’il ne s’agisse d’un être humain, les boucles d’oreilles à rotation automatique), les doubles, les réalités parallèles, les robots-taxis bavards et philosophes, ou encore les personnages en proie à la fois avec leurs démêlés psychologiques ou relationnels et avec un réel qui se morcèle en un kaléidoscope de simulacres et de faux-semblants, tout aussi importants, sinon plus, que les élans vers l’espace ou l’avenir de l’espèce. Un peu désordonné, mais riche et foisonnant, « En attendant l’année dernière » fait partie de tous ces romans dickiens qui, avec leurs trouvailles, se font écho sans jamais se répéter.


Titre : En attendant l’année dernière (Now Wait For Last Year, 1966)
Auteur : Philip K. Dick
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Michel Deutsch
Couverture : Studio J’ai Lu / Stihii / Shutterstock
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Robert Laffont, 1984)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 11119
Pages : 286
Format (en cm) : 11,1 x 17,7
Dépôt légal : septembre 2022 (premier dépôt légal dans la collection : avril 2015)
ISBN : 9782290365236
Prix : 8 €



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Hilaire Alrune
15 janvier 2023


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