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Entretien avec Jules Messaud
Auteur de « Akropolis »
22 décembre 2022

Les fondations de Jules Messaud sont solides, ancrées dans l’architecture. Peu étonnant alors de le voir créer un jeu tel qu’« Akropolis ».
Mais son aventure dans l’univers ludique démarre bien plus tôt, et se bâtit entre autre au coeur de l’audacieuse maison d’édition Oldchap Games.
Mais pas que…
Jules Messaud nous a accordé de son temps pour nous en dévoiler plus sur son travail.



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Jules, tu travailles pour OldChap Games sur le développement des jeux des autres et aujourd’hui nous t’interviewons avec ta casquette d’auteur de tes propres jeux, « Akropolis » et « Complices ». Quel a été ton cheminement pour passer la barrière de joueur à auteur de jeu ?

Chez OldChap, je travaille surtout sur la direction artistique de nos jeux. Mais comme nous sommes tous les quatre passionnés de game design, nous travaillons aussi ensemble sur le développement, dont Antonin Boccara à la responsabilité. C’est donc à force de discuter avec Antonin du développement de nos jeux que j’ai, petit à petit, affiné ma compréhension du game design.

La proposition d’« Akropolis » est de construire sa cité antique, avec une mécanique de placement de tuiles mêlée à de l’optimisation, avec des aspects de jeu abstrait. Est-ce ce type de jeu qui te plaît ? Comment es-tu parvenu à cette idée ?

J’ai avant tout créé le jeu qui me faisait plaisir. Et en étudiant comment et pourquoi ce type de mécaniques me passionnait, j’ai cherché comment les exacerber pour aller encore plus à l’essentiel.
En développant ce prototype, est rapidement arrivée l’idée d’un empilement de tuiles, il m’a alors semblé évident d’en faire un jeu de construction de ville. Mais je pense que mon parcours d’architecte est aussi pour beaucoup dans le choix de ce thème.

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Les règles sont très vite abordables et permettent à tous types de joueur d’accéder au jeu. Était-ce une intention forte d’être tous publics ?

En effet, la première intention de ce jeu était de faire un jeu malin mais avant tout accessible à toutes et tous. Cela est dû à mon profil de joueur, car je joue surtout avec mes enfants, mais j’aime qu’un jeu me propose aussi un challenge.
Je pense aussi que le marché a tellement évolué que c’est un défi passionnant que de chercher à faire des jeux dont les règles s’expliquent simplement, et dont on a voulu supprimer tous les détails superficiels, pour en garder un jeu simple mais où l’on peut s’impliquer intellectuellement avec plaisir.

Mais derrière cet aspect accessible, il y a vraiment de fortes stratégies possibles ainsi que de l’opportunisme. Comment as-tu géré ce mélange de gestion du hasard et de stratégie ?

Je ne pense pas avoir une science précise de cela. Ma démarche est toujours de faire le plus de tests publics possibles et d’être attentif à ce qui me plaît ou pas dans l’expérience vécue afin de le corriger avant le test suivant. Mais pour gagner du temps, je simule aussi beaucoup de parties dans ma tête, ou en jouant plusieurs personnes à la fois. Donc ma démarche est plus empirique et critique que purement théorique.
Pour ce qui est de l’équilibre entre hasard et stratégie, cela relève encore de mes goûts personnels, où je préfère donner assez d’informations à l’avance pour permettre de mettre en place un plan sur plusieurs tours de jeu, tout en laissant assez de “flou” pour dissuader les joueurs de se prendre la tête de longues minutes à la recherche du coup parfait.

D’habitude, lorsqu’on rencontre des rivières de tuiles ou de cartes, elles sont soit complétées après chaque joueur, soit à la fin d’une manche. Dans « Akropolis », il y a un système d’avantage de choix en alternance. Comment est apparue cette idée et comment as-tu conservé l’équilibre avec ce système ?

Comme expliqué plus haut, l’essentiel de mon game design est en réaction à mes parties de test. Dans une version précédente, je trouvais qu’il était vraiment pénible de prendre le temps entre chaque tour de re-remplir la rivière. J’ai donc cherché un système qui supprimait cela sans détruire l’ensemble de dilemmes que je cherchais alors à mettre en place. Et j’ai vu dans ce système une petite particularité qui apportait bien plus que ce que je cherchais et qui m’a donc beaucoup séduit !

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Toujours sur l’équilibre du jeu, comment travaille-t-on pour bien mesurer le nombre de tuiles et de multiplicateurs nécessaires à mettre à disposition des joueurs en sachant que chaque type de bâtiment a sa propre configuration, et ceci en fonction du nombre de joueurs ?

J’ai des centaines de feuilles griffonnées où je cherche un équilibre qui me plait entre la thématique des quartiers retenus, la durée de partie selon le nombre de tuiles pour chaque configuration, une répartition des multiplicateurs qui apporte dilemme et engagement. Et puis comme je suis très maniaque sur la beauté des chiffres, je cherche aussi à ce que tous ces chiffres résonnent entre eux grâce à des suites logiques. C’est là que je passe un peu pour un fou. Et puis lors de chaque test tout cela est remis en question alors je l’affine à nouveau selon la dernière expérience de jeu.

Pour gagner des pierres, la monnaie du jeu, il faut recouvrir des tuiles précédemment placées. Ceci peut aussi apporter des points puisqu’un bâtiment en hauteur compte plus 1 pour chaque étage. Encore une fois, d’où vient cette idée de récupération de ressources en recouvrant ? Et l’idée vient-elle aussi des jeux abstraits comme les échecs ou les dames où il faut savoir parfois sacrifier ses pièces pour obtenir une meilleure combinaison ?

Je voulais que le jeu propose une prise de hauteur, alors je cherchais des mécaniques qui nous poussaient naturellement à cela. À un moment, on ne gagnait pas de cubes mais on perdait des points en fin de partie pour chaque carrière non-recouverte. Mais comme je crois qu’il y a toujours un pendant positif à toute mécanique négative, j’ai retourné ce système en récompensant le recouvrement plutôt qu’en punissant le non-recouvrement. J’ai alors modifié le système de rivière pour intégrer après coup cette “monnaie” dans le jeu.
Je ne me suis pas directement inspiré de la sensation des jeux abstraits, mais j’ai en effet cherché à conserver par la suite ce sentiment de devoir faire un choix lors de chaque placement ou recouvrement, nous forçant alors à nous engager sur une piste stratégique plutôt qu’une autre. C’est la présence de dilemmes qui caractérise, selon moi, le plaisir de jouer.

Les parties sont rapides, ce qui donne envie d’en refaire une derrière l’autre, et d’essayer de se surpasser. Nous sommes plutôt amateurs de gros jeux de gestion, donc plutôt longs, et pourtant nous avons été happés par cet aspect entraînant. Quelle est la formule magique pour parvenir à ce résultat ?

Des tests et encore des tests, pour parvenir à déterminer ce moment où la partie bascule et où les jeux sont faits, afin de calibrer la pile de tuiles pour qu’elle s’épuise juste avant ce moment-là. Mais aussi le très grand nombre de micro-choix qu’on s’imagine toujours avoir pu gérer différemment. Ainsi que le hasard de la pioche, qui amène assez de frustration pour que nos plans ne se déroulent jamais comme prévus. Alors on a plus facilement envie de refaire une partie car on se dit qu’on s’en sortira bien mieux la prochaine fois.

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As-tu eu la possibilité d’intervenir sur le graphisme du jeu ? As-tu pu travailler avec l’illustratrice ?

Pendant le développement, je n’ai jamais été en contact avec l’illustratrice. J’ai juste proposé quelques corrections pour affiner la lisibilité et l’immersion des tuiles, mais c’est le graphiste de Gigamic qui s’est occupé de ces corrections-là, car ces ajustements arrivent après le travail de l’illustratrice.

Comment s’est déroulé le travail éditorial avec Gigamic ? Beaucoup de modifications ont-elles été nécessaires entre le prototype et le jeu final ?

J’ai présenté un prototype qui pouvait faire comprendre l’intention de l’expérience de jeu, mais qui manquait encore beaucoup d’équilibrage. Une fois le jeu signé, j’ai démultiplié les sessions de tests afin de trouver l’équilibrage qui me correspondait. Mais, au-delà de l’équilibrage, cela nous a aussi permis de découvrir qu’il restait des points de gameplay qui ne fonctionnaient pas assez, comme par exemple la gestion de la monnaie qui manquait de tension et donc de dilemme.

Au moment où nous te posons ces questions, « Akropolis » a déjà remporté quelques prix alors qu’il vient de sortir. Qu’est-ce qu’on ressent à l’annonce de ces prix ? Penses-tu que cela va aider encore plus à la visibilité du jeu, qui bénéficie déjà d’un bon buzz dans le milieu ludique francophone ?

Je pense que la réussite d’un jeu dépend d’énormément de facteurs, dont la plupart que l’on ne peut contrôler. J’ai tenté de faire le jeu qui me plaisait le plus, mais je ne pensais pas que ce jeu plairait à d’autres que moi. Alors quand le prototype plaît à mes testeurs ou bien qu’un éditeur s’engage dessus c’est très motivant pour continuer à le bosser !
Je suis toujours très touché et surpris quand des personnes me disent beaucoup jouer « Akropolis », alors avoir des prix est une encore plus grosse surprise, mais les deux sont pour moi une très belle récompense !

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Sur « Complices », tu es co-auteur, pour un jeu qui se veut un jeu d’ambiance à 2. Ces lunettes rouge et bleu, qui font en plus appel à des souvenirs d’adolescence de films 3D, donnent à la fois un air d’ahuri, mais surtout le fun ultime de ce jeu. Êtes-vous partis de l’idée d’un cambriolage en duo ou bien du matériel ?

Nous sommes partis de l’idée de coopération orale, puis sur le matériel qui permettait de l’incarner, et enfin sur le thème qui soulignerait le mieux cet enjeu. L’envie était de répartir les informations de façon équitable entre les deux joueurs. Ce système de filtres colorés nous a donc permis cela. Le thème des voleurs nous permettait d’expliquer immédiatement le fait de collectionner des objets tout en évitant des obstacles lumineux (les lasers).

Les salles sont de plus en plus compliquées. Comment imagine-t-on des dédales aussi infernaux ?

Des tests et encore des tests… À force d’y jouer, nous avions une bonne idée de comment amener de la difficulté, alors nous avons assemblé de petites situations de pièges bout à bout pour mettre en place les niveaux. Modifier l’orientation des lasers et les rendre courbes est aussi un très bon levier pour augmenter naturellement la difficulté.

Comment avez-vous pu tester le jeu vu la configuration des plans que l’on peut connaître après les avoir joués une ou deux fois ?

Nous avons simulé en imagination un grand nombre de situations de jeu. Nous savons ce que nous voulons amener comme expérience de jeu, et les tests nous permettent de mieux comprendre comment on réagit aux différentes situations.

Avez-vous des idées d’extensions, De nouveaux plateaux ? Des règles folles ? Une troisième couleur pour un troisième joueur ?

Une troisième couleur ne serait pas possible techniquement. L’immense enjeu technique de ce jeu a justement été de trouver les bonnes couleurs parmi un panel de plusieurs centaines de teintes afin que les lasers soient invisibles avec un filtre et suffisamment visibles avec l’autre.
Pour ce qui est des extensions, nous n’avons pas encore commencé à travailler dessus mais nous aimerions beaucoup proposer de nouveaux défis et univers.

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Quels sont les jeux de société qui t’inspirent ? Apprécies-tu plutôt des mécaniques, des auteurs, des univers ?

J’essaie de rester ouvert à tous types de jeux car je crois qu’il y a énormément de choses à comprendre dans la manière qu’à chaque jeu pour développer des expériences multiples et variées. Mais ce sont plus des leçons de game design que des inspirations. Ce qui m’inspire le plus pour créer des jeux, ce sont toutes les choses qui ne sont pas des jeux (livres, peintures, paysages, …) et dont j’essaie d’imaginer comment reproduire la force de leur expérience en mécaniques de jeu.

Justement, quelles sont tes influences venant d’autres media, cinéma, livres, BD, peinture… ?

Ce que j’essaie le plus souvent de comprendre c’est la notion de rythme. Cela est tout aussi présent dans les livres que dans la musique ou le cinéma. Mon livre préféré est sûrement « Terra Ignota », d’Ada Palmer, mais je me garde de chercher à en faire quoi que ce soit tant cela dépasse de loin ma compréhension.

Quelles sont tes techniques de travail d’auteur ? As-tu des routines ?

Je prends très très souvent des notes, non pas pour m’en souvenir mais pour structurer des bribes de pensée en cherchant à les verbaliser. Puis pour développer un proto je teste et je teste et j’essaie de rester attentif et critique sur ce qui me plaît ou déplaît dans l’expérience de jeu générée. C’est avant tout un travail empirique nourri par une grande attention de l’instant.

Quels conseils pourrais-tu donner à un.e apprenti.e créateur.trice de jeux ?

De se lancer. De faire le jeu qui lui plaît. D’énormément se renseigner sur la production ludique actuelle car elle est si foisonnante qu’il y a tellement de leçons à en tirer et de fait de nombreuses années de tests balbutiants à gagner. Et de faire tester son prototype le plus tôt possible, à ses proches puis dès que cela se présente à des inconnus, car c’est ainsi que l’on découvre comment réagit le jeu.

Quel est le futur ludique de Jules Messaud ?

J’ai trois prototypes en cours d’édition, que j’ai le plaisir de faire avec des co-auteurs qui sont avant tout des amis. Ce sont des jeux narratifs et des jeux d’ambiance. J’attends d’avoir fini de travailler dessus avant de me lancer sur d’autres prototypes, car j’ai le sentiment que je ne pourrais pas m’y consacrer correctement autrement.

Pourrais-tu conseiller 3 jeux indispensables à nos lecteurs ?

- « Top Ten », pour faire découvrir à ses amis non-joueurs que les jeux ça peut facilement être très drôle.

- « Root », car je suis bluffé par sa capacité à raconter des histoires alors que c’est juste une course aux points.

- « Ico », un jeu-vidéo, une grande leçon de game design minimaliste qui a marqué les 20 dernières années du game design.

Merci beaucoup pour tes réponses, Jules.


À lire sur la Yozone :
- « Akropolis », la chronique du jeu


Illustrations : © Pauline Détraz & Gigamic & Oldchap Games & Editeurs & Illustrateurs & D.R.


Michael Espinosa
Christelle Espinosa
22 décembre 2022



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