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YOZONE
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Entretien avec Loïc Lamy
Auteur de « Aurignac »
24 octobre 2022

Loïc Lamy a publié son premier jeu en 2011, « Chazz » chez Cocktail Games. Ensuite vinrent 4 autres créations et une extension, jeux aux thèmes variés allant de la mafia cubaine des années 50 aux marchands de la ligue hanséatique du 12ème siècle, il est de retour avec « Aurignac », un excellent jeu asymétrique plongeant les joueurs dans les périodes troubles de la rencontre entre Néandertal et Sapiens.
Malgré un agenda chargé, il a bien voulu accorder un peu de son temps précieux à la Yozone pour nous dévoiler les coulisses de son travail.



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« Aurignac » est votre 6ème jeu publié à ce jour. Mais quel a été votre parcours pour y parvenir ? Quelle a été la bascule qui fait passer de joueur à créateur ?

Comme beaucoup, je suis joueur depuis toujours. Mais j’ai basculé du côté de la création au printemps 2007 : un week-end en Camargue avec ma femme, elle aime prendre des photos naturalistes, je la mets au défi de prendre une photo avec un flamant rose, un taureau et un cheval – compliqué, les trois ne vivant pas dans les mêmes lieux. Peu importe, je trouve le concept ludique, et bricole vite fait un proto en rentrant. Le jeu était pourri (j’ai vu passer récemment « Redwood » de Christophe Raimbault, qui semble réussir là où j’ai échoué), mais les vannes étaient ouvertes, et j’ai rapidement réussi à créer des trucs qui amusaient vraiment les gens – en particulier ce qui deviendra plus tard « Mafia de Cuba » - ce qui m’a encouragé à continuer.

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Mafia de Cuba - © Loïc Lamy & Lui-Même Editions

La thématique de la préhistoire a déjà été utilisée dans certains jeux, d’autres arrivent bientôt, mais vous amenez une particularité très intéressante avec cette asymétrie engageant 2 mécaniques ainsi que celle de mère Nature. Déjà comment le thème vous est-il venu ? Est-ce plutôt une envie d’utiliser ces mécaniques et l’asymétrie ?

Je suis parti du thème préhistorique, influencé par des visites de grottes avec mes enfants. Vivant à l’époque à Aurignac, avec son alors tout récent Musée de l’Aurignacien, je me suis dit que tant qu’à essayer de créer un jeu sur la préhistoire, autant le faire bien en évitant de trop raconter n’importe quoi. J’ai donc sollicité un rendez-vous. J’ai été très bien accueilli, l’équipe du musée s’est montrée enthousiaste envers mon ébauche de projet. Je leur ai donc demandé de me raconter l’aurignacien. Et là, l’asymétrie m’est apparue comme une évidence avec la coexistence de deux espèces humaines à la fois proches et différentes.

Comment avez-vous fait pour choisir la mécanique la mieux adaptée à Néandertal et à Sapiens ? Qu’est-ce qui a guidé vos choix ? Quelles réflexions vous êtes-vous posées pour parvenir à une bonne adéquation entre thème et mécanique ?

Sapiens est une espèce en plein développement du temps de l’Aurignacien : il arrive en Europe, s’étend et utilise de nouveaux matériaux. Le deck building s’est donc très rapidement imposé comme une évidence.
J’ai eu beaucoup plus de mal avec Neandertal, l’idée de la survie étant bien souvent ingrate à jouer. J’ai donc essayé beaucoup de choses différentes avant d’arriver à quelque chose de satisfaisant.
Quant à Mère Nature, c’est un ajout assez récent dans mon processus. On m’avait suggéré de renforcer encore plus l’asymétrie en créant un troisième rôle. J’ai donc d’abord rendu jouable des éléments non joueurs de la version antérieure du jeu : les saisons qui étaient tirées au hasard, les animaux qui se déplaçaient automatiquement. Et j’ai imaginé une Nature consciente tentant de résister à l’humanité qui la blesse. Comme j’aime particulièrement les jeux de pourris, c’est tout naturellement (c’est le cas de le dire) que j’ai imaginé ce rôle voulant mettre des bâtons dans les roues des autres.

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Vous avez travaillé avec le Musée de l’Aurignacien. Comment s’est déroulée cette collaboration ?

Vraiment bien : je suis arrivé avec un vague projet, et j’ai pu recevoir de nombreuses informations et de la documentation. En plus, certains membres de l’équipe appréciant les jeux de société, j’ai aussi eu droit à des testeuses enthousiastes.
Bref, une expérience formidable.

Les mécaniques sont vraiment thématiques, ce qui donne un ressenti de jeu extrêmement fort. Mais comment s’y prend-t-on pour équilibrer un tel jeu ?

Beaucoup, beaucoup, beaucoup (voire plus) d’huile de coude. J’ai cumulé des tests en solo, des tests en multijoueurs, des tableaux de statistiques, et des heures de fin dosage mixant ressenti en partie et calculs divers. Petit à petit, j’ai appris à sentir quels petits leviers pouvaient me permettre de passer un rôle de « aucune chance de gagner » à « jouable ».
En fait, si j’avais imaginé ce qui m’attendait en me lançant dans ce projet, je ne suis pas sûr que je me serai lancé dedans !

D’où est venue l’idée de Mère Nature ?

Un éditeur belgo-toulousain (merci Nicholas) m’a suggéré de renforcer l’asymétrie Sapiens/Neandertal avec un troisième humain. J’ai aimé l’idée, mais historiquement ça ne marche pas : il n’y avait que deux espèces humaines en Europe en ce temps-là.
Du coup, cette idée du troisième rôle a pas mal trotté en arrière-plan dans mon cerveau. Et une nuit, j’ai eu le flash : les animaux en ont marre de se faire chasser et se défendent. Mère Nature était née.

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Aurignac - © Loïc Lamy & Oka Luda

On a l’habitude dans l’imaginaire collectif, de considérer Mère Nature comme une entité dispensant bonté et générosité. Mais dans « Aurignac », elle passe plus de temps à pourrir la vie des humains. C’est même ce que le joueur l’incarnant va avoir comme but. Alors pourquoi tant de haine ?

L’écolo qui est en moi aimerait bien que Nature se défende plus… Je ne peux aussi m’empêcher de penser à « Nausicaä », de Miyazaki, où la Nature, via les Ômus, ne se laisse pas faire.
Enfin, nos ancêtres dépourvus de tous nos avantages technologiques subissaient énormément la Nature, ses tempêtes, ses volcans et autres cataclysmes. Je suis loin d’être un spécialiste de la question, mais je me demande si la nature bonne n’est pas une vision assez récente.

Comment avez-vous travaillé avec l’illustrateur ? A-t-il été présent tout au long du développement ou bien les illustrations ont-elles été posées après ?

Il est arrivé en fin de projet, par l’éditeur, donc mon jeu était largement développé, avec un graphisme très sommaire – excepté quelques illustrations fournies par le musée, essentiellement pour les cartes de Sapiens.
Mais le travail s’est poursuivi dans la lignée de ce que j’avais fait, en partenariat avec l’équipe du musée, en étant attentif à leurs retours. Ma vision du jeu a aussi été largement écoutée. Et donc le jeu ressemble à ce que j’aurais pu faire si j’avais eu du talent graphique.

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Chazz - © Loïc Lamy & Cocktail Games

Comment s’est déroulé le travail éditorial avec Oka Luda ? Beaucoup de modifications ont-elles été nécessaires entre votre prototype et le jeu final ?

Ça a été très chouette. Ils ont su pointer du doigt des défauts du jeu.
Ainsi, Mère Nature, mon dernier ajout au jeu, était encore trop sommaire à jouer. Sur une session de boulot chez eux, ils m’ont évoqué ce souci, et du coup le lendemain j’ai bricolé la première version des combinaisons de Mère Nature, qui ont tout de suite beaucoup plu.
Et puis, venir en Dordogne aux « bureaux » d’Oka Luda, c’est carrément sympa !

Quels sont les jeux qui vous inspirent ? Appréciez-vous plutôt des mécaniques, des auteurs, des univers ?

J’aime jouer un peu à tout, mais j’ai quand même une nette préférence pour les jeux qui racontent quelque chose. J’aime les univers décalés et les auteurs qui savent sortir des sentiers battus.
J’admire particulièrement Vlaada Chvátil pour sa capacité à rédiger des règles du jeu drôles à lire. J’ai été aussi marqué par « This War of Mine », par la force de ce que raconte ce jeu – sans doute la meilleure preuve qu’un jeu peut être un objet culturel fort.
Plus récemment j’ai particulièrement apprécié le travail d’Elizabeth Hargrave, avec ses thèmes atypiques et naturalistes, qui nous sortent des clichés Donjon / Espace…
Mais j’adore aussi des jeux tels « Clank » ou « Twilight Imperium », qui rentrent clairement dans ces clichés.

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Ladies and Gentlemen - © Loïc Lamy & Libellud

Quelles sont vos influences venant d’autres media, cinéma, livres, BD, peinture… ?

J’ai pas mal d’influences, car je suis curieux et aime découvrir pas mal de choses. Je ne suis pas un grand lecteur, mais j’aime lire. Je ne suis pas un fanatique des musées, mais j’apprécie d’en visiter régulièrement.
Mais le domaine qui m’influence le plus est sans doute la science, au sens le plus large : astronomie, archéologie, fonctionnement du vivant, etc. J’essaie de me tenir régulièrement au courant de l’évolution des connaissances humaines.

Quelles sont vos techniques de travail ? Avez-vous des routines ?

Plus que des routines, j’essaie surtout de m’astreindre à des horaires de travail : quand les enfants sont à l’école, quand tout le monde dort…
Et, étant du genre à partir dans tous les sens, je fonctionne avec une liste indiquant où j’en suis sur chacun de mes projets et ce que je dois faire. Après, selon l’envie, je picore dans cette liste au jour le jour.
Et quand je bloque sur un point, je m’astreins à y penser avant de me coucher. Souvent, la solution arrive dans la nuit.

Comment concevez-vous vos prototypes ?

J’essaie de toujours faire au plus simple : c’est un prototype, donc, il faudra sans doute tout refaire bientôt. Pour commencer, je crée le proto dans ma tête, j’essaie les mécaniques par mon imaginaire. Et si ça me plait, alors je réalise le prototype pour confronter mon rêve à la réalité.
J’essaie au maximum de toujours utiliser les mêmes techniques de réalisation des prototypes (surtout pour les premiers jets), afin d’aller à l’essentiel. Ainsi, pour mes cartes, j’utilise un outil, Nandeck, qui me permet assez rapidement de créer des cartes à partir d’un tableur. Donc, quand après quelques tests, je veux modifier les cartes, je change les valeurs souhaitées dans le tableur, j’ajuste si besoin la mise en page sur Nandeck, et je remplace les anciennes cartes par de nouvelles dans mes protège-cartes.
Niveau graphique, je cherche juste à rendre le jeu jouable et compréhensible. Il est très rare que je cherche à faire joli – et soyons réaliste, j’en suis incapable !

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Marchands du Nord - © Loïc Lamy & Haute Roche

Quels conseils pourriez-vous donner à un.e apprenti.e créateur.trice de jeux ?

L’essentiel, c’est de se faire plaisir. Et ne pas hésiter à se rapprocher des groupements d’auteurs qui se montent un peu partout (j’en ai même trouvé en Norvège !) pour avoir des conseils avisés. N’hésitez pas à aller jeter un œil à la Société des Auteurs de Jeux.

Pourriez-vous conseiller 3 jeux à nos lecteurs ?

« Aurignac » ! Parce que c’est mon dernier bébé !
Et, moins égoïstement, mes 3 jeux préférés du moment :

- « Clank ! » : parce que dans le genre d’exploration de donjon avec des monstres et des trouvailles, c’est quand même sacrément efficace. J’en ai joué des centaines de parties en famille et ne m’en suis toujours pas lassé.

- « Wingspan » : des oiseaux à collectionner, c’est beau et modérément stratégique, et je passe systématiquement un bon moment en famille lorsqu’on y joue. Même si je ne gagne que très rarement…

- « Nouvelles contrées » : ce jeu vraiment original a eu beaucoup de succès chez moi. On joue avec nos livres, et vu les grands lecteurs que j’ai à la maison, chaque partie est un double plaisir : plaisir du jeu et plaisir de partager une lecture qu’on a apprécié.

Merci beaucoup pour vos réponses Loïc.

Avec plaisir !


Liens utiles :
- le site officiel de Loïc Lamy
- La page Facebook de Loïc Lamy

À lire sur la Yozone :
- « Aurignac », la chronique du jeu
- L’entretien avec Loïc Vaiarello, illustrateur d’« Aurignac »


Illustrations : © Loïc Vaiarello & Oka Luda & Editeurs & Illustrateurs & D.R.


Michael Espinosa
Christelle Espinosa
7 novembre 2022



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