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Mexican Gothic
Silvia Moreno-Garcia
Bragelonne, Terreur, roman traduit de l’anglais (Mexique), fantastique gothique, 346 pages, août 2021, 18,90€

Mexique, années 50. La jeune Noemi Taboada, un rien fêtarde et frivole, est envoyée par son père au fin fond du pays, au manoir d’High Place où vit sa cousine Catalina depuis son récent mariage avec Virgil Doyle. Les Doyle ont bâti leur fortune sur les mines d’argent, leur ancêtre faisant construire un manoir anglais en pleine forêt. Dans ses lettres, Catalina parle de phénomènes étranges, de fantômes, de voix dans les murs.
L’accueil de la famille Doyle est plutôt froid. Il est demandé à Noemi, forte tête et indépendante, de se plier aux règles du lieu, assez monacales, imposées par le patriarche, Howard. On lui refuse de trop visiter sa cousine, très fatiguée. Virgil, sous ses dehors charmeurs, lui apparait menaçant, possessif, lorsqu’il refuse que Catalina quitte la demeure pour être examinée par un psychiatre ; Seul Francis, son cousin un peu pâlot, émeut un peu la jeune fille, qui lui soutire l’histoire de la famille et quelques faveurs, comme aller en ville.
Mais Noemi est bientôt elle aussi la proie de cauchemars très réalistes et dérangeants...



Le bandeau le clame haut et fort : « Mexican Gothic », auréolé du prix Locus 2021, est une “rencontre de Lovecraft avec les sœurs Brontë”. Je ne sais pas si je pourrais dire mieux (mais je vais essayer !).

Silvia Moreno-Garcia nous immerge d’abord dans la vie insouciante de son héroïne, jeune fille séduisante, séductrice, qui joue avec les garçons tout en cherchant encore quoi faire de sa vie. Belle et intelligente, elle a un fort caractère, hérité de son père, magnat des colorants industriels. Il n’a pas forcément approuvé le mariage subit de Catalina, craignant que le marié en ait surtout après sa dot pour redresser les finances familiales mises à mal par la fermeture de la mine d’argent. Envoyer Noemi enquêter sur place, c’est marquer son inquiétude en limitant son ingérence, c’est mettre à l’épreuve sa fille un peu trop frivole. Noemi, elle, négocie ainsi son aval pour s’inscrire à l’université. Voilà brossé en un chapitre le portrait de cette famille bourgeoise, typique des romans classiques et gothiques, des Brontë à Jane Austen : les tensions de noblesse et d’argent irrigueront l’intrigue. Ici, c’est opposer les Doyle, vieille famille anglaise, expatriée, autrefois florissante mais désormais presque ruinée, vivant dans les vestiges de sa fortune, aux locaux nouveaux riches, qui ont grimpé les échelons sociaux et se préparent à fonder une nouvelle dynastie, appuyée sur l’industrie moderne.

Ensuite, c’est le lieu : High place est une incongruité, un manoir anglais en pleine forêt mexicaine, à quelque distance de la petite ville proche où vit l’essentiel de la main d’œuvre minière. Un beau domaine, loin de la plèbe. Une absurdité typiquement coloniale - avec son cimetière attenant, qui n’accueille que la famille et les proches : les Anglais. Et en 1950 comme le découvre Noemi, l’isolement et les revers de fortune en font une relique : l’électricité et la lumière y sont chiches, une applique sur deux n’a pas d’ampoule, baignant les couloirs dans une pénombre fort propice aux frissons. S’y ajoutent un chauffe-eau défaillant, des murs aux tapisseries tachées de moisissure à cause de l’humidité. un décor à cent lieues des immeubles modernes Art Déco de Mexico, dardés de soleil.

Est-ce l’isolement, le climat brumeux, cette ambiance délétère qui pèsent sur Catalina ? Noemi n’en est pas certaine. L’attitude des Doyle la hérisse immédiatement : Florence, la mère de Francis et intendante du domaine, lui interdit de parler à table, de fumer dans sa chambre... Virgil est très ambivalent : où s’arrête sa prévenance et ou commence la possessivité ? Son désir d’indépendance vis-à-vis de l’oncle de son épouse se joue-t-il sur le terrain économique ou social ? L’Anglais est d’une froideur et d’un autoritarisme qui mettent Noemi mal à l’aise, et certaines allusions lui font froid dans le dos. Il instaure entre eux une tension sexuelle malsaine. C’est tout le contraire avec l’effacé Francis, doux, timide, qu’elle s’en veut de manipuler pour arriver à ses fins.
Enfin, il y a Howard, le patriarche qui n’en finit pas de mourir tout comme de régenter, voire terroriser la maisonnée. Howard qui collectionne les publications eugénistes, qui regarde et parle à Noemi comme à un morceau de viande de choix. Howard qui a épousé la jeune sœur de sa femme à la mort en couche de la première. Howard qui n’a à la bouche que des concepts abjects et surannés de pureté de la lignée, rajoutant une louche de racisme dans les relations entre ces Anglais blonds et pâles et les Taboada brunes et hâlées. Les locaux et les pièces rapportées, des étiquettes échangeables dans ce lieu, parcelle d’Angleterre importée.

A ce terreau gothique vient donc s’ajouter la partie terrifiante, fantastique, lovecraftienne : les accidents de la mine, les morts suspectes dans la famille, le drame sanglant lors de la génération précédente, dont Noemi saisit des échos dans ses rêves, ou tente d’interpréter ces songes à la lumière des informations arrachées de-ci de-là. L’étau se resserre à chaque fois que la jeune femme contrevient aux règles de la maison. Certaines phrases sonnent différemment à nos oreilles et aux siennes : les Doyle qui ne peuvent pas quitter la maison, leur devoir envers la famille et la maison... Lorsque peu à peu les pièces du puzzle s’emboîtent, c’est que le piège se referme. L’orage qui rend la route impraticable sonne le glas de toute fuite possible.
Le dernier volet est proprement cauchemardesque, toute civilisation abolie dans le manoir enténébré. Je n’en dirai pas plus, pour ne rien gâcher.
C’est assez classique dans la forme, mais parfaitement maîtrisé et très bien écrit. J’ai achoppé sur quelques termes ou tournures un peu trop contemporaines, mais rien de grave au point de briser l’immersion plus de deux secondes.

Noemi est une héroïne parfaite, à la fois peste effrontée et suffisamment maligne. C’est son inexpérience qui lui coûtera cher, mais au fil de la lecture on lui reconnait les épaules pour porter cette histoire face à des Doyle terrifiants, Francis excepté, au point qu’on guettera un chausse-trappe final à son sujet.

Je ne suis pas forcément fan d’horreur, mais encore une fois, les choses sont amenées lentement mais sûrement, on glisse de la sphère sociale historique à une horreur latente, un malaise sourd éclairé des quelques flashs de terreur plus frontale avec les cauchemars de Noemi. Chaque découverte semble révéler davantage de zones d’ombres qu’elle n’en balaie, nous entraînant dans une spirale de lecture très efficace jusqu’au point de bascule de la révélation. Bref, un travail d’orfèvre plaisant et captivant.

Une adaptation en série est d’ores et déjà prévue, et le roman s’y prête parfaitement.


Titre : Mexican Gothic (Mexican Gothic, 2020)
Autrice : Silvia Moreno-Garcia
Traduction de l’anglais (Mexique) : Claude Mamier
Couverture : montage Faceout studio / Tim Green
Éditeur : Bragelonne
Collection : Terreur
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 346
Format (en cm) : 21 x 14 x 3
Dépôt légal : août 2021
ISBN : 9791028112486
Prix : 18,90 €


Prix Locus 2021


Nicolas Soffray
27 mai 2022


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