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Homme-Canon (L’)
Christophe Carpentier
Au Diable Vauvert, roman (France), anticipation, 245 pages, décembre 2021, 17€

Un homme se présente sur le quai d’une petite gare, aux environs de Montluçon. Il déclare à l’agent SNCF venir prendre livraison d’un canon de cirque. Sauf que le chef de gare n’a jamais vu aucun train de fret passer par chez eux. L’homme, Bastien, lui déroule son histoire : en ces temps de 2069, avec les gens écrasés par la Dette Sanitaire et gavés d’émissions de Direct, il avait le grand projet d’offrir un spectacle différent, allant de villages en villages. Mais il craint que son ami, parti en Europe de l’Est avec ses économies en liquide pour acheter ledit canon d’occasion, ne se soit fait détrousser. Le chef de gare a une toute autre hypothèse.
Tandis que les jours passent, Bastien revient inlassablement aux nouvelles qui ne changent pas. Mais sa présence au village fait parler, et pas qu’en bien, les bons et les moins bons Citoyens.



Sous une forme entièrement dialoguée, avec juste ce qu’il faut de didascalies, Christophe Carpentier nous livre une anticipation bien plus subtile et terrifiante qu’il n’y paraît dans la première partie, résumée ci-dessus.

Au fil des répliques, on découvre une société profondément recadrée. La Loi, les lois sont omniprésentes, et chacun a à cœur de les faire respecter, de peur également d’être pris en faute et dénoncé.
On apprend petit à petit, au travers des débats et des émissions qui saturent les écrans omniprésents, que les épidémies se sont succédées jusqu’en 2055, menant les gouvernements à l’implosion, endettés jusqu’au cou et pris à la gorge par les banques et les fonds de pension venus réclamer leur dû. Taxes faramineuses sur tout, suppression du superflu, comme les arts et la culture, et culte de la responsabilité de tous (car c’est bien connu, on mutualise les pertes...) par une diffusion non-stop de télé-réalités au plus près des métiers « héroïques », pompiers, policiers, soignants, etc... avec obligation de regarder et de « s’identifier ».

L’auteur évoque au passage le « F.A.U.S.T. » de Serge Lehman, mais on peut déjà lorgner du côté des classiques « 1984 » et « Fahrenheit 451 », pour s’imaginer l’ambiance de plomb qui pèse sur le quotidien dans lequel Bastien débarque avec son projet ubuesque de spectacle d’homme-canon.
Les rencontres à Sainte-Blandine-sur-Fleury sont variées, et donnent à voir un large éventail des citoyens de 2069, de leur recul sur les changements sociétaux imposés et sur les limites à leur donner. Ainsi Bastien, sans un sou, se voit-il offrir à manger par l’épicier et à boire au café, mais tous ne voient pas cela d’un très bon œil. Le chef de gare en tête, on lui reproche sa naïveté d’avoir confié toutes ses économies à un « ami », et c’en devient presque un acte antirépublicain de ne pas avoir été plus malin. Tout comme le fait de profiter de la générosité des autres finit par lui attirer des coups de bâton, sous le couvert de la nuit.

Par l’aspect répétitif de son récit, sa naïveté affichée, on s’interroge sur le sens de tout cela. La seconde partie offre un basculement complet qui éclaire tout. Attention SPOILER, sautez un paragraphe ! : en fait, Bastien mène une expérience sociologique. Mais destinée à un public très restreint : son épouse, militante de l’ombre elle aussi, espérant des jours meilleurs. Un petit jeu dangereux qui pourrait leur coûter cher, mais aussi une bouffée d’air lorsqu’ils réalisent qu’à défaut d’une révolte, les gens dans les campagnes ne sont pas entièrement lobotomisés par les Directs et conservent un peu, voire beaucoup de résistance et de capacité d’introspection.

Bien sûr, les choses ne vont pas toujours se passer comme ils s’y attendent. Mais j’en ai déjà révélé beaucoup. Je ne peux que vous encourager à découvrir la suite, et la conclusion à la mise en abyme assez cocasse.

« L’Homme-Canon » n’est pas très épais, 250 pages, et sa forme uniquement dialoguée, chiche en éléments scéniques, commence par surprendre, d’autant que l’auteur n’hésite pas à entremêler les répliques des Directs sur les écrans aux commentaires des spectateurs, renforçant cet objectif d’immersion, d’identification voulu par le programme. On tique parfois aux tournures un peu rigides des échanges, à l’aspect « gros sabots » des débats télévisés qui reviennent sur les prémices, au côté très écrit plutôt que parlé de certains dialogues, mais peu à peu on retrouve cette chape très orwellienne où il faut surveiller ses mots, ses formulations un peu creuses mi-mantra mi-sésames pour passer pour un bon Citoyen. Pour Bastien qui joue un rôle, il s’agit de s’approprier la façon de penser du français lambda doucement mais sûrement lobotomisé par les discours moralisateurs des débats sur la Dette Sanitaire et les exemples des héros de télé-réalité.

Sur ce point, l’auteur fait mouche, s’emparant d’un phénomène déjà bien ancré aujourd’hui, qu’il pousse à l’extrême : la fascination pour ces formats hybrides, mi-do mi-fiction scénarisée, des « Maçons du Cœur » aux « Convoyeurs de l’Extrême », auxquels le spectateur s’attache, s’accroche, souhaite s’identifier, acquérir par le prisme de l’écran une part des qualités morales ou physiques. Ce « J’aimerais bien être comme ça » que le gouvernement a érigé en dogme : à force de le regarder, vous voudrez devenir, réagir comme ces héros du quotidien.

« L’Homme-Canon » est très ancré dans le monde actuel, puisque tout prend racine dans la première épidémie, mais visionnaire, en ce sens qu’il imagine, hélas, un futur parfaitement probable à partir d’éléments déjà là (l’endettement auprès du privé, la déresponsabilisation des gouvernements, la montée des extrêmes et des bruits de bottes). Et sous ses dehors faciles, son personnage apparemment naïf, il nous dépeint une société peut-être pas différente non plus d’aujourd’hui, déjà en germes, avec ses adeptes de l’Ordre et de la Loi, du moment qu’ils sont à leur avantage, et d’autres gens plus humains qui subissent, parfois sans broncher, parfois avec de petites rebellions, ils l’espèrent sans conséquences.

La forme narrative choisie renforce bien sûr l’aspect très théâtral des dialogues, et l’absence d’incises laisse beaucoup de latitude sur le jeu d’acteur à imaginer.
Si j’ai eu quelques réticences parfois, sur ce côté un peu trop « déversé » des informations, je ne peux que constater que « L’Homme-Canon » n’aura pas fait long feu entre mes mains, et qu’à regarder tout ce je viens d’écrire, il y avait beaucoup à dire, et autant à taire.

Clairement, « L’Homme-Canon » est le type même de très bon petit roman, atypique, à mettre entre les mains des gens « qui n’aiment pas la SF » (et celles de ceux qui l’aiment aussi). Déconcertant mais pas dépaysant, faussement facile, il fait autant œuvre de miroir sur le monde actuel que de mise en garde, qui plus est à l’approche d’échéances électorales.


Titre : L’Homme-Canon
Auteur : Christophe Carpentier
Couverture : Olivier Fontvieille
Éditeur : Au Diable Vauvert
Collection : Littérature française
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 245
Format (en cm) : 20 x 13 x 2
Dépôt légal : décembre 2021
ISBN : 9791030705027
Prix : 17 €



Nicolas Soffray
27 février 2022


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