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Grim, fils du marais
Gaël Aymon
Nathan, roman (France), fantasy dystopique, septembre 2021, 330 pages, 16,95€

Dans le Marais, Grim fuit ses poursuivants, qui se rabattent sur une jeune fille, fuyarde également. Après des jours d’errance dans l’eau saumâtre et la forêt mouvante, Grim est recueilli dans une Ruche, une petite station lacustre où grandissent les enfants de la Reine. Incapable de parler, de dire d’où il vient, Grim est pris sous l’aile de Jarvin, qui officie comme Nourrice et éduque les jeunes. Grim découvre son nouvel univers, ses règles... mais ce n’est pas le havre de paix espéré : lorsque les enfants partent, aucune nouvelle génération ne vient la remplacer. Jarvin décide d’aller au Haras voisin pour se renseigner. Mais là-bas aussi, les choses divergent de l’ordre établi, tandis qu’une barge vient chercher la Demoiselle promise à la Reine. Un complot pour la renverser se prépare, et Grim est un témoin gênant.



Qu’il est bon de retrouver Gaël Aymon dans du pur Imaginaire. « Grim, fils du Marais » recèle les mêmes excellents ingrédients que « La Planète des Sept Dormants » paru il y a quelques années : un personnage au passé inconnu, laissé sous silence, qui se retrouve confronté à un tout autre monde, aux règles différentes, qu’il ne comprend pas, et nous non plus.
La connivence avec le lecteur est un peu plus facile, et sans doute Grim sera-t-il plus facile d’accès : les dénominations des différents éléments du royaume, Ruche, couveuses, empruntent au vocabulaire des insectes. Et on le voit très vite, l’organisation sociale y ressemble beaucoup, chacun étant élevé pour remplir un rôle défini. En changer est mal vu. Ainsi Jarvin, qualifié d’indécis, est-il souvent montré du doigt et rappelé à son défaut.

Et si tous sont les enfants de la Reine, Grim (re)découvre que tous ne sont pas identiques : il y a les Auxiliants, surnommés les « Têtes-creuses », trapus, monstrueux, incapables de parler correctement, servant à toutes les basses tâches, ouvriers, esclaves ; les Combattants, géants, au corps armuré d’une chitine qui les emprisonne et les empêche de se nourrir seul ou de nager, ce qui assure leur fidélité et leur dépendance à la Ruche ; enfin les Reproducteurs des Haras, dont le rôle mystérieux est au cœur du complot.

Ce que va découvrir Grim, de son statut particulier de témoin jugé un peu benêt, c’est que l’ordre social de la Ruche est remis en cause, le rôle de la Reine est contesté, son emprise sur tous questionné. Et bien que les différentes branches de la Ruche soient éparpillées dans le Marais, la contestation semble avoir contaminé les autres Ordres, comme Grim, Jarvin et leurs nouveaux compagnons vont le découvrir : la graine semée s’est enracinée et a trouvé un terreau fertile.
Enfin, ils y a les Rebelles, cachés dans la forêt Mouvante. Peu à peu, Grim accepte de nous révéler plus que des bribes éparses sur son passé d’enfant de la forêt, de son Capitaine, de ce qu’il a fui. Et on voit s’effriter l’image d’une société idéale, minée par tous les sacrifices, individuels et collectifs, nécessaires à cette perfection.

Fin d’un monde imparfait, révolution complexe et insatisfaisante, les événements du roman sont de grands piliers de l’Imaginaire. La force de Gaël Aymon est de nous les présenter par les yeux de son anti-héros, qui n’appartient pas à cette société et qui, dans les premières pages, fait penser à un migrant fuyant la guerre, la peur pour une terre promise, idéale. Avant de réaliser que ce monde-là est seulement plus complexe et tout aussi cruel pour les gens comme lui, qui n’y ont pas leur place.
Ensuite, la narration à la première personne est très immersive. Elle fera peut-être grincer des dents les puristes de la langue française, car Grim n’a pas été à l’école, et donc son récit n’est pas toujours littéraire : on est dans le langage parlé d’un ado qui, en plus, n’a jamais parlé, et a grandi dans un monde tellement limité que des mots, des concepts lui manquent.
Grim va surmonter son handicap en apprenant la langue des signes des Auxiliants, grâce à Fêlé, une « tête-creuse » au menton barré d’une cicatrice. Leur amitié va être l’occasion de renverser tout le discours collectiviste de la Ruche : les autres n’accordent aucune attention aux Auxiliants, les invisibilisant, niant leur individualité (en leur prêtant un esprit collectif, là encore très proches des insectes) et parlent d’eux en employant le pronom « ça ». A notre époque on l’on débat sur les pronoms inclusifs, les iels, ce « ça » neutre, déshumanisant, est d’une force bien plus grande, et on comprend parfaitement la colère de Grim pour ceux qui refusent, par leur éducation, de reconnaître son ami comme un des leurs.
On le verra au fil de l’intrigue, cette langue des signes n’est pas qu’un marqueur d’une intelligence ignorée, c’est aussi un langage interne, inconnu des maîtres, et une arme redoutable pour l’éveil des consciences.

Plus le groupe avance dans le Marais, dans sa quête pour avertir la Reine, plus se pose la question des véritables maîtres de la ruche. Les allégeances des uns et des autres à l’ordre établi dépendent autant de leur aptitude à s’en affranchir qu’au rôle qui leur échoirait s’ils le faisait. La encore, tout en douceur, l’auteur fait merveille : les Reproduisants, présentés initialement comme hypocrites et égoïstes, à l’opposé de l’esprit de la Ruche, nous apparaissent finalement les plus humains, à vouloir sauver leur progéniture, à n’importe quel prix. Tandis qu’aux côtés de Grim le lecteur comprend les mécaniques qui régissent la ruche et ses nécessités, la perception initiale de chaque groupe change, se renverse, et à l’image des héros, notamment la Servante Halona, on s’interroge : faut-il vraiment sauver la reine ? faire perdurer ce système où chacun ne vit que pour servir, remplir son rôle ?

La fin rajoute une dimension d’imaginaire, en insérant des bouts de science-fiction pour expliquer le pourquoi et le comment de ce monde sur le Marais, et nous présenter une reine terrifiante, comme les plus âgés l’auront deviné, avec une révélation aussi froide et limpide que celle des « cuves à gholans » dans « Dune ». Bouclant la boucle, comme dans « La Planète des Sept Dormants », le roman se clôt sur un statut quo, porte ouverte vers la possibilité de construire un avenir meilleur... ou pas.

Écrit dans un style et une langue accessible à tous, Grim nous emporte à la découverte d’un monde qu’on doit sans cesse interroger, remettre en question, en même temps que nos présupposés. Un monde où les imparfaits, les faibles les différents veulent trouver leur place, avoir le droit de vivre et d’exister. Une dictature des corps et des esprits, où même la contestation fait partie de la régulation du système, qui a besoin d’une vague assez forte pour unir toutes les plaintes et pousser ses éléments à remettre en cause le système. Ultime ironie, cette étincelle est le prélude à la panne générale. La victoire finale en sera moins flamboyante, mais tout aussi précieuse pour les héros, qui obtiendront la liberté tant rêvée.

Un très beau roman d’imaginaire, d’une aussi grande richesse visuelle qu’humaine.


Titre : Grim, fils du marais
Auteur : Gaël Aymon
Couverture et illustrations : Violaine Leroy
Éditeur : Nathan
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 330
Format (en cm) : 22,5 x 15,5 x 2,5
Dépôt légal : septembre 2021
ISBN : 9782092492079
Prix : 16,95 €



Nicolas Soffray
22 janvier 2022


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