« Alors que le soleil descendait dans le ciel de la fin de l’après-midi, plongeant dans une pénombre croissante la grange et illuminant le voile sur l’estrade de touches d’or et de rouge, Fox parut seul sur scène pour présenter son ultime spécimen. »
À Godalming, une petite ville d’Angleterre, le chirurgien John Howard éveille son jeune apprenti, Zachary, à l’exercice de la médecine. En cette année 1726, la science commence peu à peu à prévaloir. Il est de bon ton, chez les esprits éclairés, de lire le philosophe John Locke, et de s’interroger sur les préceptes de la religion. Le passage à Godalming du cirque itinérant de Nicholas Fox, avec ses incroyables monstruosités humaines, amuse, horrifie, mais surtout jette le trouble dans les esprits. C’est dans ce contexte particulier que survient, quelque temps après, l’incroyable : convié au chevet d’une parturiente qui, en toute logique, compte tenu de la date de ses dernières couches, ne saurait réellement l’être, il voit celle-ci accoucher d’un lapin.
« Le matin du 14 novembre 1726, Mary Toft donnait naissance à son treizième lapin. »
Qu’une telle entorse aux lois de la nature puisse survenir, voilà qui n’est pas sans perturber profondément le médecin, un homme suffisamment éveillé pour avoir essayé de distinguer le vrai du faux parmi les monstres exhibés peu auparavant. John Howard est bien forcé d’admettre l’inadmissible : tous les quelques jours, Mary Toft accouche de nouveaux lapins, ou de fragments de lapins. Dépassé, John Howard fait appel aux sommités londoniennes. Mais, déjà, la rumeur enfle, la capitale frémit : le roi George ne lui enverra pas seulement un médecin, mais plusieurs. C’est ainsi qu’il voit tour à tour arriver le prétentieux Nathanaël Saint André, sommité très imbue d’elle-même, puis le médecin de la maison allemande du roi, Cyriacus Ahlers, plus fin mais non moins ambitieux, et enfin Richard Manningham, obstétricien anobli et personnage de grande envergure intellectuelle. Tous trois assisteront aux prodiges, et décideront d’emmener Mary Toft à Londres pour étudier son cas de plus près.
« La vérité matérielle. Est-ce un objet qui existe hors de nos esprits, attendant que nous le percevions et le sachions réel ? Ou cette vérité est-elle un objet qui réside collectivement dans les esprits de tous les hommes, matière à consentement qui peut être débattue ou modifiée ? »
Mary Toft, John Howard, Cyriacus Ahlers, Nathanael Saint André, Richard Manningham : non pas des personnages de fiction mais des individus appartenant à l’Histoire, héros pour la plupart involontaires d’un fait divers qui a stupéfié l’Angleterre et suscité bien des interprétations. Un cas particulier – on l’aura compris – dans la vaste histoire des supercheries, que Dexter Palmer explore et met en scène avec talent. Il est difficile de lâcher ce roman de plus de quatre cents pages tant l’auteur parvient, avec une prose classique, avec une riche palette lexicale, à recréer les ambiances d’époque et à passionner le lecteur pour les questionnements, les doutes, les atermoiements et les discussions de ses protagonistes. Car en s’intéressant à cette histoire, Dexter Palmer va bien plus loin que l’examen d’un simple fait divers, que la mise en scène d’une supercherie dont l’instigatrice finit inéluctablement par être démasquée, comme devaient l’être mille charlatans et mille spirites. Pourtant, en examinant ce fait divers, Dexter Palmer ne s’arrête pas au facile et prévisible triomphe de la raison sur la crédulité, mais explore des facettes plus sombres et plus inquiétantes de cette affaire.
« Il m’arrive de considérer que la seule différence entre une supercherie et un article de foi réside dans le nombre d’individus qui prétendent y croire. »
Si le roi George envoie un médecin, puis un autre, puis un autre encore, et si en haut lieu l’on tient à faire toute la lumière sur cette affaire, et ceci sans délai, c’est parce que le fait divers très rapidement dérape. Avant même que John Howard n’ait reçu réponse, la rumeur commence à enfler, à se déformer, à s’enrichir. Dexter Palmer décrit à merveille la dynamique d’accrétion en apparence innocente, mais en sourdine malsaine, sur les lieux d’une rumeur. Dans un premier temps à Godalming même, où des Londoniens désœuvrés, à court de distractions, en mal de sensations, ou estimant, comme pour tout évènement à la mode, qu’il faut « y être », viennent en une dynamique perverse constituer une foule qui finit par inquiéter l’assistant de John Howard : “Zachary en vint à penser ” écrit Palmer, “ que cette foule, bien qu’elle ne se le fût jamais avoué, souhaitait peut-être que cette femme fût malade, voulait que son mal durât, que sa renommée crût, afin que ceux qui se trouvaient pour l’heure au sein de ce modeste cortège pussent bientôt marcher en tête d’une procession bien plus vaste ; et que la procession, plutôt que de servir cette femme ou le Dieu dont le nom était si aisément invoqué, pût enfin ne servir qu’elle-même.” Un « elle-même » profondément indéfini, profondément inquiétant, et un caractère malsain rapidement confirmé par le geste affreux, morbide et au pire sens du terme populiste du moins estimable des médecins, le prétentieux Nathanaël Saint André. Un mécanisme d’accrétion qui bientôt se répétera devant la bâtisse londonienne ou sera transportée Mary Toft, confirmant le passage du fait divers à quelque chose d’autre : une affaire politique, et le début d’un processus pouvant ne pas finir de s’étendre. Ce canular, explique Dexter Palmer, est devenu un piège singulier : “Une fois qu’il a attrapé une victime, il en fait son agent, et s’en sert pour attirer une nouvelle proie. Le cycle se répète ; le nombre de croyants augmente ; la fausse nouvelle acquiert plus d’importance, de par l’autorité combinée de ceux qui prétendent croire ou dont le silence est trop vite considéré comme un consentement.” D’où le conseil éminemment politique donné aux médecins par un des Lords qui n’est pas venu animé par un simple orgueil ou une simple curiosité malsaine : “ Il vous faudra agir avec prudence, de peur de vous réveiller dans la peau d’un exilé en sa propre terre.” Des médecins qui n’avaient peut-être pas encore compris la tournure qu’était en train de prendre l’affaire, et qui pourtant auraient dû la saisir en entendant un individu plein d’astuce leur expliquer avoir souscrit une assurance-vie sur une Mary Toft dont le destin était d’une manière ou d’une autre, et sans doute à court terme, sous leur scalpels ou de toute autre manière, de disparaître – épisode confirmant que les politiques, mais aussi les spéculateurs, ont une vision plus vaste et plus perspicace que celle d’hommes de sciences.
En ce sens, on aurait tort de voir dans l’affaire de Mary Toft le reflet d’une époque révolue. Des affaires aussi ridicules, mais hélas aussi parlantes, surviennent sans cesse. Un exemple ? Au XXIème siècle, une pandémie virale fait trembler la planète. Dans le sud de la France, un médecin évoque un antiparasitaire bien connu dont il prétendra prouver l’efficacité à travers un essai clinique ficelé avec une méthodologie propre à faire ricaner un collégien. Des millions de personnes, en France puis dans le monde entier, proclament qu’il a raison. Mille personnalités en vue, dont un ancien ministre de la santé – il est vrai connu comme un tout petit esprit – le soutiennent. L’affaire a dépassé le rationnel, est devenue politique : tout en restant très prudent, mais dépassé par la ferveur généralisée, le Président de la République lui rend visite. Des présidents de plusieurs pays, pas tous des moindres, comme les États-Unis ou le Brésil, se mettent à consommer la molécule miracle et à en faire la promotion. Une fiction ridicule ? Un scénario grotesque ? Assurément un récit bancal qu’aucun éditeur, aucun studio cinématographique n’aurait accepté. Et pourtant bien réel, et ni plus ni moins invraisemblable que l’affaire Mary Toft, avec une mécanique identique, un authentique fait divers montrant, si besoin était, qu’en termes de comportements et de crédulité rien n’a fondamentalement changé depuis plusieurs siècles.
« Lorsqu’on commence à voir des vers grouiller dans tous les regards qu’on croise, il n’est pas absurde d’en déduire que de semblables créatures se tortillent dans le sien propre, logées dans les souterrains de l’esprit et transformant sans crier gare ce que l’on voit et la manière dont on le voit. »
« Mary Toft ou La Reine des lapins » est riche, très riche. À tel point que l’on pourrait se demander si le message principal de cet ouvrage est celui qui apparaît le plus évident, ou fait au contraire partie des richesses dissimulées ici et là. Il n’est pas rare qu’un artiste glisse l’élément le plus inquiétant, celui qui est la motivation profonde de l’œuvre, comme une simple anecdote, une simple part du récit (un bon exemple en serait, dans le domaine du septième art, l’expérience de Stanley Milgram, motif premier de la réalisation du long métrage « I comme Icare » d’Henri Verneuil). En ce sens, le chapitre épouvantable consacré au « Mangeur de chat de Chelsea » n’est certainement pas à négliger, et ne cherche peut-être pas seulement à démontrer que les citadins des hautes sphères, dans leurs distractions, ne sont pas plus évolués que les paysans et s’abîment eux aussi dans leurs propres ténèbres. Des ténèbres qu’une cité comme Londres, dans le beau discours anticipatoire d’un cocher au sujet de l’essor industriel, ne font peut-être que développer à l’infini, comme se développe à l’infini le cancer du faux et de la rumeur : “ Si cet homme disait vrai, si Londres était réellement une énorme créature qui, ne cessant de croître, finirait par recouvrir le monde entier, alors les cieux clairs, les rues propres ne seraient plus qu’un vieux souvenir, puis un produit de l’imagination, une fois que ceux qui avaient l’âge de se le rappeler appartiendraient eux-mêmes à l’histoire ancienne. Le monde ne serait plus que cendres.”
« Peut-être sentaient-ils que l’étoffe du réel se faisait lentement dentelle. Si bien qu’ils se retrouveraient en un lieu où la vérité pouvait s’altérer, où les faits, avec un peu d’insistance, se rangeaient sagement à vos désirs au lieu de résister. Les rêves et les désirs des veilleurs étaient modestes, et destinés la plupart du temps à leur seul usage ; mais mille fantasmes contraires aux faits peuvent, lorsqu’ils s’allient et travaillent en silence, conduire à une nation, ou à une philosophie nouvelle. »
Des abominations en germe, donc, et bien des messages d’avertissement glissés çà et là, comme l’extraordinaire – et abominable – réécriture du conte des Trois imposteurs narrée par Richard Manningham, le plus prudent et perspicace des médecins, le seul à avoir saisi les implications de l’affaire. Le seul à avoir compris d’emblée qu’il ne pouvait que s’agir d’une supercherie et qu’elle était sur le point de prendre une vie propre, comme si en en prenant connaissance l’on ne faisait rien d’autre qu’ouvrir une boîte de Pandore. Comme si l’on ne faisait rien d’autre que lâcher des monstres auxquels on serait ensuite obligé d’emboîter le pas. Avertissement également dans ces très beaux passages consacrés, notamment aux chapitres XIII et XVIII, aux mécanismes donnant naissance à des rumeurs parallèles, que l’on aurait du mal à qualifier de plus insensées, quoique au moins tout autant délirantes que l’accouchement répété de lapins : celle de liens obscurs mais de plus en plus denses et détaillés avec le passage du cirque de monstres à Godalming peu de temps auparavant. Jusqu’à l’invention de toutes pièces d’un personnage totalement imaginaire, mais que bientôt chacun prétendra avoir vu, car, explique l’auteur, “ l’histoire est un acte d’imagination collective et continue, et la perception de la réalité une tractation permanente, éternelle, avec les autres, avec soi-même si l’on est seul.” Inquiétant, de même, et subtilement mis en rapport par l’auteur, le pouvoir insensé des enseignes et de la publicité à l’encontre de toute objectivité et de toute raison, un pouvoir capable de modifier ressentis et comportements, de transformer lui aussi le réel.
La pleine réussite de Dexter Palmer est d’avoir tissé à partir de ce fait divers et du vaste éventail de ses implications une belle et plaisante histoire. Moins ouvertement fantaisiste qu’un James Morrow sur les démêlés entre foi et raison, car restant au plus près de la vérité historique, Dexter Palmer parvient néanmoins à proposer un roman lumineux, éclairé par une empathie profonde pour des protagonistes qui pour la plupart se révèlent bien plus humains que prévu. Un roman illuminé d’un bout à l’autre par ses personnages féminins, l’épouse de John Howard et la fille de Nicholas Fox, dotées de plus de bon sens que leurs homogènes masculins, et dont la joie, l’ironie et le caractère facétieux apportent au sérieux de l’affaire l’air frais et l’oxygène nécessaires. Une belle réussite pour un roman qui sort de l’ordinaire et qui, sans aucune fausse note d’un bout à l’autre de ses quatre cents pages, entraîne son lecteur à travers des thématiques trouvant dans le présent de multiples échos.
Titre : Mary Toft ou La Reine des lapins (Mary Toft or, The Rabitt Queen,2019)
Auteur : Dexter Palmer
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Anne-Sylvie Homassel
Couverture (bandeau) : NoOok
Éditeur : La Table Ronde
Collection : Quai Voltaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 435
Format (en cm) : 22 x 13,5
Dépôt légal : janvier 2022
ISBN : 9791037107695
Prix : 24 €