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Dix Mille Portes de January (les)
Alix E. Harrow
Hachette, le Rayon Imaginaire, traduit de l’anglais (États-Unis), fantastique, 471 pages, octobre 2021, 25€


« Si nous considérons les histoires comme des sites archéologiques et époussetons chacune de leurs strates avec un soin méticuleux, nous finissons toujours par tomber sur une porte. Une démarcation entre ici et là, nous et eux, ordinaire et magique. C’est quand les portes s’ouvrent, quand les choses passent d’un monde à l’autre, que les histoires adviennent.  »

Elle se nomme January Ruddy, elle est métisse en une époque aux senteurs encore victoriennes où l’on ne regarde pas toujours d’un bon œil les personnes de couleur. Sa mère a disparu quand elle était enfant, son père passe sa vie en voyages lointains dont il ramène des objets rares destinés à des gentlemen fortunés. Elle vit dans une vaste demeure où son éducation a été confiée à l’un de ces gentlemen, William Cornelius Locke, qui est à la fois son mentor et l’employeur de son père. Un père qui bientôt disparaît, à jamais semble-t-il – tout laisse croire qu’il a rencontré dans ses pérégrinations un destin funeste.

«  Ceux qui fréquentent assidûment les livres savent que le feuilletage est une étape essentielle du processus d’apprivoisement d’un nouveau livre. Le but n’est pas de lire les mots, mais de lire le parfum qui s’échappe des pages dans un nuage de poussière et de pulpe de bois. (…). Les livres peuvent sentir le frisson bon marché ou l’érudition pointilleuse, le poids de la littérature ou les mystères irrésolus.  »

Restent les livres, un véritable refuge. Reste Samuel, un jeune homme de basse extraction, ancien compagnon de jeux d’enfants, lequel lui offre un chien qui sera longtemps son seul compagnon. Reste, enfin, Jane Irimu, une gouvernante d’origine africaine envoyée par son père disparu, et acceptée à contrecœur par William Cornelius Locke. Un William Cornélius Locke toujours apprécié par la jeune fille, même si celui-ci l’a contrainte à taire et à ne jamais revenir sur un épisode au cours duquel elle est brièvement passée dans un autre monde à travers une vieille porte ruinée – une porte qu’elle pourrait bien avoir elle-même ouverte en écrivant quelques mots sur un calepin aussitôt réduit en cendres par Locke.

« Mais les photographies comme les miroirs sont des menteurs notoires. À la vérité, Adelaïde était l’être le plus beau qu’il m’ait été donné de voir dans ce monde ou dans tout autre, si l’on considère la beauté comme une brûlure vitale, féroce, sise au cœur de l’âme et qui embrase tout ce qu’elle touche. »

En parallèle, le roman suit les aventures et mésaventure d’Adelaïde Lee Larson, qui, quelques décennies plus tôt, et durant son enfance également, s’est trouvée capable d’ouvrir la porte délabrée d’une cabane champêtre, porte par laquelle est apparu un jeune homme venu d’un autre monde avec lequel elle a passé un moment unique. Un jeune homme qu’elle aurait pu revoir si l’endroit n’avait été entretemps détruit – il semble donc que certaines jeunes filles aient le pouvoir d’ouvrir des portes que d’autres s’obstinent à vouloir fermer, et même à rayer de la surface de la terre. Mais Adélaïde Lee Larson, plus encore que January Ruddy, est une forte tête qui n’aura de cesse d’ouvrir encore et encore des portes, et de chercher partout un monde à peine entrevu.

« J’ai passé l’essentiel de ma vie à documenter ces mondes et leurs richesses, en suivant les traces fantômes qu’ils laissaient derrière eux, dans les romans et les poèmes, les mémoires et les traités, les contes de bonnes femmes et les chansons fredonnées dans une centaine de langues. »

Troisième trame narrative, enfin, celle de Yule l’érudit, un jeune homme vivant dans une société singulière et s’acharnant à devenir le grand spécialiste des mythes et des légendes. Un jeune homme dont l’existence entière est basée sur le mensonge car l’érudition ne l’intéresse nullement en tant que telle : il croit savoir que les mythes et légendes renferment une réalité dont il a eu un avant-goût lumineux. Yule cherche des portes, lui aussi.

« C’était comme un tremblement de terre qui n’avait pas dérangé un seul brin d’herbe, une éclipse qui n’avait pas jeté la moindre ombre, un changement majeur mais invisible. Une brise soudaine a agité les pages de mon journal. Elle sentait l’iode, la pierre chaude et une douzaine d’autres odeurs qui n’appartenaient pas à ce champ broussailleux du Mississippi.  »

C’est donc parti pour trois séries d’aventures comparables mais jamais redondantes, trois quêtes à travers l’improbable géographie de mondes contigus, tantôt communicants et tantôt disjoints, tantôt comparables au nôtre et tantôt radicalement différents. Trois séries d’aventures servis par une prose soignée, par un lexique étoffé autorisant des descriptions très précises : les saveurs, les odeurs, les couleurs, sont servis par une palette particulièrement riche qui donne aux environnements, aux ambiances, aux évènements une densité particulière. Une densité qui remplace avantageusement la dilution insipide, ou, à l’inverse, la surenchère si souvent rencontrée à travers les ouvrages du genre. Une prose qui donne envie de ralentir sa lecture, de s’abandonner au rythme particulier de ces aventures vécues par les personnages, qui s’étalent sur de nombreuses années.

« Celui-ci sentait comme aucun livre que j’avais un jour ouvert. La cannelle et la fumée, les catacombes et le terreau. Les soirées humides en bord de mer et les midis collants de transpiration sous les palmiers. Il sentait comme s’il avait voyagé par voie postale plus longtemps qu’aucun autre paquet, comme s’il avait fait plusieurs fois le tour du monde et accumulé plusieurs couches de parfum, tel un clochard les vêtements. Il sentait comme si on avait moissonné l’aventure elle-même en pleine nature, qu’on l’avait distillée et qu’on en avait aspergé chaque page.  »

À travers l’amour des livres, qui apparaît d’emblée en position centrale et en commun dénominateur, tout particulièrement avec un vieux volume relié de cuir usé mystérieusement intitulé « Les Dix Mille Portes », découvert par January et dont le contenu se révélera profondément lié à la trajectoire personnelle de la jeune fille, ce sont l’ouverture d’esprit, l’empathie, la curiosité de l’ailleurs et de l’autre qui sont mises en avant. Et les références historiques ou littéraires sont à l’avenant, comme Thomas Aikenhead, qui dans la réalité chercha à ouvrir des portes en écrivant « A Tract on Magick and the Entrance to Heaven » et fut pendu en 1697, Edith Bland qui en 1900 écrivit « The Door to Kyriel », ou encore, pour l’aspect populaire, les 1605 numéros parus à la charnière du dix-neuvième et vingtième siècles des « Pluck and Luck : Complete Stories of Adventure ». Car les livres sont à leur manière des portes – voilà, c’est dit. Et l’écriture elle-même ouvre des portes, avec les mystérieux leximanciens qui ont bien des pouvoirs.

« Cela peut sembler bizarre, mais tu dois comprendre que, dans l’écrit, les mots eux-mêmes ont du pouvoir. Pas au sens où ils peuvent émouvoir le cœur des hommes, raconter des histoires ou des vérités, car les mots ont ce pouvoir dans tous les mondes. Au sens où, dans ce monde, ils peuvent parfois sortir de leur berceau d’encre et de coton et remodeler la nature de la réalité. Des phrases peuvent altérer la météorologie, des poèmes peuvent abattre des murs. Des histoires peuvent changer le monde.  »

Des livres, des portes, des univers. Tantôt évoqués, tantôt effleurés, tantôt explorés, ces autres mondes recèlent plus d’une surprise. L’émancipation, la liberté, l’air du large sont parfois difficiles à conquérir. Mais en valent mille fois la peine. Pourtant, l’on découvre aussi qu’il n’y a pas besoin d’aller très loin pour découvrir des choses effarantes, parfois effrayantes, comme un véritable vampire ou une maison de redressement pour jeunes filles trop têtues. Ou même une femme-léopard.

« Elle en trouvait tant que le monde est devenu à ses yeux une dentelle irrégulière mangée de trous, une carte rongée par les souris. Je l’ai suivie en mon temps et j’en ai redécouvert autant que possible. Mais les portes sont, par nature, des ouvertures, des passages, des lieux qui ne sont pas - il s’est révélé difficile de consigner la géométrie précise de l’absence. »

« Les Dix mille portes de January  » est la très belle et très émouvante histoire de personnes qui se cherchent et qui finissent par se retrouver, et à travers cette histoire une ode à l’ouverture d’esprit d’un monde trop figé cédant à la tentation du repli et cherchant à se barricader contre tout changement. « Les Dix mille portes de January » parle de ce que l’on perd et de ce que l’on retrouve, des choix que l’on fait ou que l’on ne fait pas, des compromissions que l’on accepte ou que l’on refuse, mais aussi de bien d’autres choses encore, des choses murmurées par les vents qui soufflent à travers les portes et les pages des livres, de vents qui font se gonfler les voiles de navires bâtis pour l’aventure.

Pour ce roman qui se passe à l’aube du vingtième siècle, Alix E. Harrow a su trouver la juste tonalité, un peu old-school, pas trop surannée, avec un évident sens de la langue et un choix judicieux des images. Avec humanité mais sans mièvrerie, sans céder à aucun cliché, à aucune de ces facilités que l’on trouve à foison dans les romans contemporains (mais avec tout de même, pour le politiquement correct, la pointe de discours anticolonialiste), Alix E. Harrow parvient à conserver le juste ton d’un bout à l’autre des près de cinq cents pages. Homogène et sans aucune fausse note, tissé de correspondances subtiles, ce premier roman surprend par son caractère pleinement abouti. Beau comme un classique, doux comme un conte, intemporel comme une fable, «  Les Dix mille portes de January  » est un livre à mettre entre toutes les mains.


Titre : Les Dix mille portes de January (The Ten thousands doors of January, 2019)
Auteur : Alix E. Harrow
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Thibaud Eliroff
Couverture : Pauline Orlieb
Éditeur : Hachette
Collection : Le Rayon Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 471
Format (en cm) : 15 x 23
Dépôt légal : octobre 2021
ISBN : 9782017134619
Prix : 25 €


Hilaire Alrune
17 novembre 2021


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