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Quand on parle du diable
Joseph Denize
Pocket, n°18014, fantastique historique, 688 pages, mai 2021, 9,50€


« Tandis qu’il poussait son vélo sur le trottoir au milieu des passants, allant d’un pas de somnambule, une variété de vertige qu’il n’avait jamais éprouvée s’empara de lui. Pris d’un étourdissement, il s’appuya contre un réverbère. Etait-ce là l’épreuve du deuil dont il avait si souvent entendu parler, cette sensation d’être entraîné dans la mort avec les disparus comme s’ils s’agrippaient encore aux vivants ?  »

Il se nomme Aimé, il a été élevé par son oncle Léo Grandin, un artiste excentrique gravitant dans le milieu bohême de l’époque. Lorsque ce dernier décède, Aimé, qui par astuce a, jusqu’à présent réussi à se soustraire à l’enrôlement dans les combats d’une première guerre mondiale qui semble ne jamais devoir finir, se trouve non seulement perturbé, mais aussi insidieusement attiré, ou poussé, lentement au départ, puis de plus en plus rapidement, dans une spirale de révélations et d’aventures auxquelles il ne se serait jamais cru destiné.

Son oncle fraîchement défunt, il le réalise à présent, en compagnie de ses amis de toujours, tel le fameux Modi (le véritable peintre Modigliani) et autres artistes et écrivains connus comme Picasso, Derain, Max Jacob, Apollinaire n’était pas tout à fait conventionnel. Qu’il ait été homosexuel ne l’étonne pas outre mesure. Qu’il ait fait partie du cercle occulte de l’Hypnos, dont il ignorait tout, le surprend un peu plus. Et qu’il ait réellement fricoté avec des entités surnaturelles ou même des puissances infernales, voilà qui est plus difficile encore à admettre.

« Elle eut soudain l’impression d’avoir déjà visité ces lieux. La réminiscence confuse d’un spectacle de musique et de danse orientales exécuté dans ce même jardin lui revint à l’esprit. Des applaudissements, de somptueux cadeaux, l’ivresse d’être admirée, adulée. C’était dans une ancienne vie, mais elle avait toute la nouvelle pour regagner ces sommets, et bien d’autres encore si celle-ci n’y suffisait pas.  »

Dans la France et surtout le Paris de la première guerre mondiale décrits par Joseph Denize, les éléments surnaturels – même s’ils sont subtilement amenés, sujets à caution et reniés par les uns et les autres – ne manquent pas. La description d’un soldat allemand mort depuis longtemps qui continue à arroser les assaillants à la mitrailleuse, voilà qui ne saurait qu’être le délire d’autres soldats profondément traumatisés. Un spectre de soldat mort et décomposé faisant issue, lors d’une séance spirite, à travers une fissure bleuâtre ouverte en plein vide, voilà qui ne saurait être qu’une autre vision encore, hallucinée par des médiums eux-mêmes trop impressionnables. Mais quand la légendaire espionne Mata-Hari, à en croire le narrateur omniscient, change d’enveloppe corporelle pour se réincarner et survivre à sa propre exécution, le lecteur comprend que le surnaturel n’est pas seulement convoqué comme accessoire, mais bien comme composante fondamentale, amenée à bas bruit, mais toujours insidieusement présente derrière la face visible du monde.

« Tandis que ses yeux se perdaient dans le dessin, il se sentit gagné par une angoisse diffuse qui le fit frissonner. Si rien dans cette figure ne justifiait une telle inquiétude, les associations mentales qu’elle suscitait l’entraînaient intérieurement sur une pente glissante et obscure.  »

La quête souterraine d’un tableau qui, telle la gorgone des légendes, aurait des vertus pétrificatrices, des glyphes hallucinogènes, l’usage dans les tranchées d’un téléphone spirite, le mythe de la combustion spontanée, des illusionnistes brillants et d’authentiques nécromanciens, un mystérieux Atelier Hermétique, un non moins mystérieux Théâtre de l’Ambigu, des faussaires, des Gitans, des déserteurs, des gouapes en tous genres, des gamins des rues, un prétendu magicien du Secret Intelligence Service, le crâne d’Edward Kelley, médium associé au mage anglais John Dee, la franc-maçonnerie, tels sont quelques-uns des éléments et accessoires d’un ouvrage particulièrement riche et documenté.

Riche et documenté : en ceci, « Quand on parle du diable » évoque fortement la démarches des fantaisies historiques de type steampunk, caractérisées par un mélange de combustibles réels et fictionnels. Au lecteur de faire le tri entre personnages connus, moins connus, ou totalement inventés, parmi des noms évocateurs ou moins évocateurs comme, en sus des artistes et écrivains déjà cités, Soutine, Braque, Frazer, le mathématicien Princet, l’alchimiste Crowley, le peintre Suzanne Paladon, l’illusionniste Viktor Tombo, Arthur Parks, Deneux et Deneux, « Artisans bottiers depuis 1871 », Bram Woodcock, le comte Kosakowski, amant d’Annie Bessant, Séraphin Charmier auteur d’un « Atlas du menu Paris » affirmant qu’ “ un vieux pavé, un lavoir en granit ou un mur lézardé peuvent contenir plus d’histoire que tous nos arcs de triomphe” ou encore les autrices de contes gothiques connues sous le nom délicieux des sœurs Dumouroir. Et l’on devine la jubilation de l’auteur à imaginer que Fulgence Bienvenüe, l’inventeur du métro parisien, ait été capable de créer de titanesques ouvrages d’art, des voies et des ponts jusque dans l’au-delà, ou que le cinéaste George Méliès ait eu le privilège de pouvoir filmer l’outremonde !

« Il n’avait eu qu’à tirer sur une simple ficelle, en recomposant les fragments de l’esquisse, pour découvrir que son oncle était impliqué non seulement dans un trafic d’œuvres d’art mais aussi dans une compétition entre sorciers à laquelle il était maintenant lui-même indirectement mêlé, mourant à petit feu d’une malédiction surgie d’une dimension hors de l’espace et du temps.  »

Les derniers chapitres proposent une surenchère horrifico-grotesquo-pyrotechnique façon hollywoodienne qui s’explique par le métier de scénariste de l’auteur. Les puristes pourront regretter les excès de tels artifices, souvent pratiqués par des auteurs ayant peu lu mais beaucoup regardé de séries B, ou visant ostensiblement une adaptation cinématographique. De tels « finales » peuvent être intéressants pour éblouir le spectateur avant le générique de fin, mais fonctionnent beaucoup moins en matière de littérature, comme ici où l’on a l’impression non pas d’une apothéose mais d’une légère rupture de tonalité qui vient rompre le caractère homogène du roman. Peu importe ce péché véniel : avec « Quand on parle du diable  », le lecteur aura passé un bon moment, dans un savoureux mélange d’aventures et de magie qui n’est pas sans rappeler, par certaines ambiances et par certaines facettes, les grands débuts de la littérature steampunk, et tout particulièrement « Les Voies d’Anubis » de Tim Powers.
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Titre : Quand on parle du diable
Auteur : Joseph Denize
Couverture : Tyler Spangler
Éditeur : Pocket (édition originale : Julliard, 2019)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 18014
Pages : 688
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : juin 2021
ISBN : 9782266310611
Prix : 9,50 €



Hilaire Alrune
25 août 2021


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