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Chien du Forgeron (Le)
Camille Leboulanger
Argyll, roman (France), fantasy celtique, 245 pages, août 2021, 19,90€

Dans une taverne, autour d’une pinte, un vieil homme nous promet une histoire, celle d’un héros que nous connaissons tous. Ou croyons connaître. Car le Temps lisse les aspérités, efface certaines taches. Lui a connu Setenta, celui qu’on nomma ensuite Cuchulainn, « le Chien du Forgeron », neveu du grand roi Conchobar. Lui sait quel petite brute imbue de lui-même il a été, et n’a jamais cessé d’être, brisant dans son sillage tout ce que d’autres avaient bâti, pour le seul plaisir de sa gloire.
Alors, pour peu qu’on s’avise de remplir sa chope, il va nous conter la réalité, le drame sous la légende...



Vieille légende celte, Cuchulainn (prononcez « Coucou l’hyène » comme dans la chanson que lui consacre Manau) est l’histoire d’un guerrier, fils du dieu Lug, célèbre pour ses exploits guerriers, accompli parfois sous l’emprise de crise de rage comme celle qui lui valut son surnom, lorsqu’enfant il tua le molosse qui gardait des forges. Comme pour Beowulf, on retient là un modèle de héros, prompt à inspirer les hommes au combat. Mais ainsi que l’a fait Carolyn Cherryh dans “Hrunting”, paru dans « Épées et Magie », Camille Leboulanger s’emploie à nous montrer l’homme, le vrai, derrière la légende, et à mettre dans une perspective plus contemporaine, notamment vis-à-vis de la relation aux femmes, les « exploits » qui jalonnèrent la vie de ce héros.

Nous sommes dans une antiquité celte mal définie, tout aussi floue que le cycle arthurien qui puise entre Ve et XIIe siècle. Officiellement c’est le Ve siècle avant notre ère, mais l’auteur se défend lui-même de toute recherche de vérité historique quant aux lieux, vêtements, armes, tout cela n’est pas la question. Il y a des seigneurs féodaux, et un roi, Conchobar mac Nessa, qui comme plus tard Arthur, a unifié le pays, par la guerre, et entend désormais le faire par la paix. Pour cela, il marie ses proches à ses alliés, et c’est ainsi que sa jeune sœur, Dechtire, est liée au vieux seigneur de Muithemme, Sualtam. Elle se refuse cependant aux noces et finit par s’enfuir, et disparaître. Lorsqu’elle reparait des mois plus tard, passablement traumatisée, elle raconte avoir trouvé refuge dans un trou dans les bois, et y avoir connu une bête, incarnation du dieu Lug. Elle va donc élever son enfant, Setenta, en lui inculquant qu’il est fils d’un dieu. Et son mari, las, va laisser faire.

De fait, tout « Le Chien du Forgeron », c’est cela : des hommes et des femmes qui laissent faire, par lâcheté, par dépit, par fainéantise. Et tout ce renoncement, ce refus de dire « stop », de réaffirmer sur Setenta et sa mère leur pouvoir temporel de père, seigneur, mari, roi, etc. confortent l’enfant, puis le jeune homme, dans ses propres contes et ses propres certitudes, jusqu’à lui donner du monde une vision biaisée, une perception des choses uniquement tournées autour de sa propre personne.
Avec les pires conséquences lors de chacun des choix auxquel il est confronté, puisqu’il est convaincu que, par sa naissance, par la force ou par ses exploits, tout lui est dû.

Tombé amoureux d’une jeune noble, Emer, il va lui faire une cour de guerrier, rivalisant d’ivresse et de force lors des jeux de la fête annuelle. La jeune fille, exprimant son dégoût à son père, pousse ce dernier et le roi à ruser pour refuser sa fille. Envoyé au bout du monde recevoir les enseignements d’une grande guerrière, Cuchulainn va échouer à se dessiller : celle qu’on appelle L’Ombre tentera de lui enseigner l’humilité, lui triomphera des épreuves sans comprendre, seulement animé du feu de vaincre. Il célèbrera sa victoire de la pire des façons, sans savoir que les conséquences, bien plus tard, causeront sa père, car tel est son destin.

Plusieurs fois, au travers de l’histoire de son rival et ami d’enfance, on devine l’homme qu’il aurait pu être, mais hélas, on ne voit qu’un vestige d’un temps passé, barbare, un anachronisme dans le monde d’Emain Macha, ce domaine paisible et civilisé qu’a instauré son oncle. Un progrès que le Chien, par son attitude égoïste, va réduire rapidement à néant, portant ses armes à la ceinture là où le roi l’avait proscrit, pillant des villages des alliés par simple ennui et rêve de hauts faits. Envoyé garder la frontière, ivre de gloire, il s’en prend seul à une patrouille du royaume voisin, manquant causer la guerre...

Camille Leboulanger déchoit le héros, par la voix de son conteur. Ce dernier prend toutes les précautions d’usage, précisant avoir rencontré les protagonistes, témoins directs des événements où il était absent, et rappelle régulièrement que nous ne sommes pas obligés de le croire si cette version du héros local nous dérange. C’est un élément important : tout comme en postface l’auteur explique reprendre la légende à la lumière des considérations actuelles, le narrateur interpelle son auditoire : il n’est pas facile de changer d’avis, d’image d’une légende, d’accepter de voir l’homme, faillible, imparfait sous la gloire des récits brodés à sa gloire. Et encore plus difficile de l’accepter comme la vérité.
S’il rappelle aussi qu’on doit remplir régulièrement son verre car parler donne soif, c’est tant un trait d’humour qu’un marqueur temporel de ce récit, le temps d’une nuit, de longues heures alors que dehors l’obscurité règne.

La langue déployée est au diapason, rythmée comme un récit de veillée, chargée de patronymes et de toponymes comme une saga. On prend plaisir à la lire à mi-voix, se prêtant au jeu, appréciant d’autant l’immersion que cela procure, tout comme le recul sur les événements révolus. On savait l’auteur perfectionniste, son précédent « Malboire » était déjà scotchant, la musique des phrases nous plongeant au cœur de son univers, il excelle ici aussi avec son récit enchâssé.

Tragique plus qu’épique, révélateur de l’obstination et de la lâcheté des hommes, « Le Chien du Forgeron » se dévore avec le sentiment de malaise que nous verrons désormais la rouille sous la dorure des légendes, et la satisfaction que cela n’en rend ces histoires que plus humaines et bien, bien plus captivantes. En espérant qu’elles nous soient toujours servies avec autant de talent !

Terminons sur l’excellent travail éditorial, le texte est quasi sans défaut, et la couverture somptueuse.
En bonus en ligne, l’auteur vous propose un cover de La tribu de Dana d’anthologie ainsi que la BO de son roman !


Titre : Le Chien du Forgeron
Auteur : Camille Leboulanger
Couverture : Xavier Collette
Éditeur : Argyll
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 245
Format (en cm) :
Dépôt légal : août 2021
ISBN : 9782492403194
Prix : 19,90 €



Nicolas Soffray
21 août 2021


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