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Demain c’est loin
Jacky Schwartzmann
Seuil, Cadre noir, roman (France), polar, 182 pages, octobre 2017, 17€

François Feldman est lyonnais. Lyonnais avec un nom juif de chanteur passé de mode, une tête d’Arabe, une enfance dans la cité des Buers et un surnom, « le Gros », dont il a du mal à se défaire même 20 ans plus tard, alors qu’il a réussi à quitter la cité, avec un bac et une fac de socio. Mais tout ce passé et ce passif lui collent à la peau. Sa boutique de t-shirts imprimés de fausses citations est au bord du dépôt de bilan, ce que sa conseillère, la rigide et frigide Juliane Bacardi, ne cesse de lui rappeler. Et son nouveau business-plan – importer de la terre du Maghreb pour que les immigrés puissent enterrer leurs aïeux dans la terre du Pays - ne rencontre pas l’enthousiasme prévu. François doit retourner aux Buers, emprunter le fric à Saïd, son pote d’enfance devenu le caïd de la cité. Même refus – on ne trafique pas sur le dos des morts. Et alors que François s’en va, une Audi fauche un gamin au pied de la tour, un cousin de Saïd. Au volant, la Bacardi, venue faire du bénévolat social. Tant pour lui éviter le lynchage que par pressentiment que tout ça va de toute façon lui retomber sur le coin de la gueule, François bondit dans la voiture et ils foutent le camp, Saïd aux trousses. Que faire ? Aller à la police ? Encore faudrait-il survivre à la nuit.



Le lyonnais Jacky Schwartzmann nous livre avec « Demain c’est loin » un polar nerveux et une ode aux multiples facettes de sa ville. Depuis « Les Fugitifs » de Francis Veber, on connaît le potentiel comique du duo de fuyards mal assortis. L’auteur nous la joue sur du velours dans cette course-poursuite avec tous les ennuis possible aux trousses. On n’entend pas Audiard derrière, pas plus que le patois lyonnais, mais cela ne plane pas loin.

Scarface, un mélange de Miami Vice et Louis la Brocante, la plus grosse imposture de la culture banlieue.

Son héros, François Feldman, est à cheval sur les communautés, grandi en cité populaire, avec ses règles, ses codes, ses fréquentations. Mais ni juif et surtout pas arabe, malgré sa tête, il a réussi à s’en extraire. Du moins l’a-t-il cru, car il traîne son passé comme un boulet, enchainant les échecs à son intégration dans le Lyon « de souche ». Évidemment, les interactions avec sa banquière, plus jeune, d’une famille bourgeoise, fait des étincelles. Ils sont l’antithèse l’un de l’autre, lui la galère perpétuelle, jamais un sou d’avance, elle née avec une cuillère en argent, iceberg pleine de mépris pour qui apparaît en rouge dans ses tableaux.

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L’accident renverse les rôles : elle a besoin des connaissances (réelles ou supposées) de François le faux-rebeu, de sa débrouillardise. C’est l’heure de la revanche. François commence par négocier son prêt avant d’embarquer Juliane où Saïd ne les trouvera pas, dans le Lyon nocturne et interlope, tant pour brouiller les pistes que lui en faire baver un peu. Tout ne se passe pas comme prévu, la faute à un tatouage de Johnny Hallyday qui cligne de l’œil, et l’improbable couple de fugitifs se rabat sur une maison vide de l’agence immobilière de papa Bacardi. François met alors les pieds dans son monde à elle, démesuré, déconnecté de la galère quotidienne. Le répit est de courte durée : en plus de Saïd, la police est désormais sur le coup. Il va falloir la jouer fine. Le père Bacardi entre dans la danse, et François (re)découvre que les pires crapules ont le col blanc. Et lui, avec sa tête de bouc émissaire, va devoir la jouer très très fine.

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Au travers d’une narration à la première personne, l’auteur nous livre aussi tout le ressenti de son personnage, toujours donné perdant dans la vie tant il part avec de mauvaises cartes. Comme un vrai bon Français, il en veut à pas mal de monde, mais il a suffisamment de recul pour pointer les bons coupables, ceux qui laissent pourrir et ceux qui en profitent. Délinquance, racisme, tout cela vient des espoirs déçus des uns et –surtout– des autres. L’épisode de la « boite à cougars » est à ce titre révélateur de la double exploitation de cette jeunesse immigrée, exploitée jusque sexuellement. François a fait des efforts, il a essayé, mais il se heurte toujours à un plafond de verre, avec son nom juif et sa tête d’arabe. Autant que parfois, ces « mauvaises » cartes lui soient utiles. Et dans ce guêpier, tout atout est bon à prendre.

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Sans dire qu’il prend les choses avec philosophie, François a développé une gouaille, un sens de la répartie – question de survie en cité – qui va lui donner l’ascendant sur Juliane, avant que celle-ci, retrouvant un peu de sang-froid, ne se mette à lui répondre. Leurs échanges, au début à sens unique, sont aussi truculents que les situations dans lesquelles ils se retrouvent, au volant d’une voiture de collection orange ou en train de regarder des gorilles au parc animalier. Au fil des pages, on dépasse leurs deux archétypes, tandis que chacun fissure sa coquille, pour découvrir des similitudes, qui conduisent à un inévitable rapprochement. Néanmoins, ils continuent à voir le monde au travers de deux filtres différents : deux France différentes, avec ses lois et ses codes propres. Le regard de l’auteur sur son monde est incisif, sans concession, et les Lyonnais (et au-delà, les Français), d’un camp ou de l’autre, se reconnaitront sans mal.

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L’épilogue est l’apothéose, avec un profond questionnement sur l’identité, l’enracinement, et d’ultimes pieds de nez à la société. Une ode à l’amour sincère et aux bonnes affaires. Un « joyeux bordel » pour reprendre les ultimes mots du roman.
C’est beau et émouvant entre deux moments bien barrés, une sorte de Tarantino teinté de chronique sociale. On l’ouvre, et on ne le referme qu’une fois fini : même les temps calmes se dévorent avec voracité, fourmillant de références et d’anecdotes, on projette cela sur un écran imaginaire avec délectation (même si le passage au cinéma ferait perdre une grande partie des réflexions de François). C’est drôle, noir, mordant, jamais innocent.

« Demain c’est loin » a reçu le prix Transfuge du Meilleur espoir polar en 2017. Et il le vaut bien.


Titre : Demain c’est loin
Auteur : Jacky Schwartzmann
Couverture : Karen Moskowtz / getty Images
Éditeur : Seuil
Collection : Cadre Noir
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 182
Format (en cm) : 20,5 x 14 x 1,8
Dépôt légal : octobre 2017
ISBN : 9782021370867
Prix : 17 €



Nicolas Soffray
15 juillet 2021


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