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Genèse de la Cité
N.K. Jemisin
J’ai Lu, Nouveaux millénaires, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 507 pages, février 2021, 22 €

Qui a lu le recueil « Lumières noires » de N.K. Jemisin reconnaîtra dès les premières lignes le thème de la nouvelle « Grandeur naissante » : la ville respire, la ville est vivante. Mieux, elle s’incarne au travers d’êtres humains. Des villes, des segments de topographie et de géographie en tant qu’entités : on se souvient des rivières de Londres incarnées sous forme humaine dans la série des « Rivières de Londres » de Ben Aaronovitch, dont nous avions chroniqué trois volumes : « Les Rivières de Londres, « Murmures souterrains » et « Le Rêve de l’architecte. Ici, des ambiances voisines, avec des humains découvrant leurs pouvoirs.



« La moindre légende, le moindre mensonge associés à cette cité donnent ainsi naissance à de nouveaux mondes. Ils ajoutent tous à la masse de New York, jusqu’à ce qu’elle finisse par s’effondrer sous son propre poids… et par devenir quelque chose de neuf. De vivant. »

Un jeune homme arrive à New York, souffre d’un léger vertige, reprend ses esprits. Mais pas entièrement : il ne sait plus qui il est, il se souvient seulement qu’il est là pour prendre un appartement en colocation, quelque part du côté de Manhattan. Il persuade la conductrice d’un vieux taxi jaune à damiers, une antiquité qui n’est autre qu’un objet de collection, de l’emmener à destination. En chemin, tous deux voient surgir partout des filaments blanchâtres, des tentacules géants couleur d’ivoire qui menacent de détruire le paysage – et voilà le jeune homme qui, toujours sans se souvenir de qui il est, sans vraiment savoir ce qu’il fait, se retrouve juché sur le toit du taxi lancé à pleine vitesse, un parapluie ouvert devant lui en guise d’arme et de bouclier, pour affronter et défaire une créature qu’avec sa conductrice il semble être le seul à voir.

Des images à la « Ghostbusters  », donc, mais ce n’est qu’un début. Ce n’est que la première des rencontres avec un ennemi incompréhensible, et la première étape d’un chemin qui conduira le jeune amnésique à découvrir non pas qui il est, mais ce qu’il est devenu : Mannie, la personnalisation de Manhattan, l’une des parties de New York, incarnée pour défendre la ville contre l’Ennemi, cette entité dont on ne sait rien. Un Mannie qui rapidement comprendra la nécessité de trouver et de s’associer à d’autres incarnations, celles du Bronx, du Queens, de Staten Island, et de Brooklyn, pour sauver la ville de New York.

« Ce que nous sommes, ce qui nous compose, c’est l’union de plusieurs mondes. La réalité et les légendes. Ce monde ci, où nous nous réduisons à des êtres humains, et ce monde-là, où nous nous étendons sur des kilomètres en tant que cités, mais où nous nous trouvons à un ou deux mètres les uns des autres pour les bonnes raisons que les lois de l’espace et de la physique fonctionnent différemment. »

C’est donc une quête initiatique non pas à la découverte de ce qu’il est, mais de cette partie de la ville qu’il est devenu, et des implications de cette possession, qui poussera le jeune homme à la recherche des autres quartiers devenus humains. Mais pas seulement. Car il existe quelque part dans New York, comprennent les uns et les autres, un autre individu encore, capable de personnaliser la ville entière, et qui seul pourra leur permettre de vaincre l’Ennemi.

Car, comprend-il peu à peu, si des cités ont disparu ou n’ont jamais existé – Pompéi, Tenochtitlan, l’Atlantide – c’est parce qu’elles ont perdu cette guerre que leur mène l’Ennemi, cet ennemi qui partout pose des pièges pour saper les fondations des grandes villes, qui partout est responsable des catastrophes venant les abattre – comme à Saint Louis et à Port-au-Prince – et qui ne demande qu’à transformer New York en tas de décombres, ou même pire encore. Car il est question d’univers feuilletés, superposés, d’angles impossibles, de menaces inconcevables et de terreurs sans nom. Des terreurs que l’auteur sait parfaitement instiller dans des scènes relativement intimistes – une créature chuchotant dans un box de toilettes, une œuvre d’art maléfique suscitant le vertige –, beaucoup mieux que dans des scènes plus ambitieuses et trop cinématographiques. Des effrois et des étonnements, on en vivra donc plus d’un à travers les aventures, de leur côté ou en commun (ou même aidés par les avatars de cités lointaines comme Hong Kong et Sao Paulo), de Mannie alias Manhattan, de Bronca Siwanoy, une Lenape dirigeant un centre d’art dans le Bronx, de Padmini Prakash, mathématicienne et analyste financière phagocytée par le Queens, et de Brooklyn Thomson, ancienne rappeuse connue sous le nom de MC Liberty devenue le quartier de Brooklyn lui-même.

« Le cours d’eau près duquel elles se tiennent coule dans d’autres plans où content d’autres Bronca – mille conteuses de mille histoires sous dix mille ciels différents. »

Si l’auteur parvient par moments à gagner le difficile pari de faire admettre au lecteur la simultanéité de l’humain et du citadin, l’impossible incarnation de quartiers entiers dans de simples personnes, le roman souffre d’imperfections qu’il est difficile de passer sous silence. Si bien des scènes apparaissent particulièrement réussies, d’autres tournent par moments à une imagerie moins inspirée (les Starbucks devenant vivants, la rame de métro se métamorphosant en monstre) qui fleure plus la pacotille que la littérature. La révélation de la nature de l’ennemi peinera sans doute à convaincre plus d’une lectrice ou d’un lecteur. Surtout, nombre de passages et de dialogues donnent l’impression de tirer à la ligne, permettant à cette « Genèse de la cité » de dépasser les cinq cents pages, alors que le roman aurait gagné à être plus nourri. Contrairement à ce très beau roman sur le New York passé et futur qu’est «  New York 2140 » de Kim Stanley Robinson, cette « Genèse de la Cité  » apparaît très peu documentée sur l’histoire et la culture de la ville. Si l’on comprend que l’auteur cherche avant tout à jouer sur la tension, notamment à travers une narration au présent et une focalisation sur ce qui est contemporain, un tel choix s’en ressent comme un manque de fond, un arrière-plan insuffisamment dense.

Plus gênant, le roman est hélas grevé par un regard sur les personnes de couleur qui confine à la caricature. Les héros et héroïnes sont tous des gens de couleur dont famille et amis, non-blancs, sont tous chaleureux, rendant service, bienveillants, adorables. La seule des cités personnifiées qui jusqu’au bout reste agressive et incapable de se ranger au côté des autres est Aislyn, blanche, l’Irlandaise symbolisant Staten Island, qui va même jusqu’à collaborer avec l’ennemi. Son père est un crétin fini, le meilleur ami de son père, blanc lui aussi, un violeur. Les autres blancs apparaissant dans l’intrigue ne sont jamais qualifiés que de colonialistes, racistes, révisionnistes, misogynes, homophobes. L’ennemi, le mal absolu et personnifié est madame White, la Dame Blanche. Monstres, filaments et tentacules sont blancs, on a « une sorte de crapaud blanc bossu tout en gueule et en pustules », un métro devenu monstre qui est d’un blanc glaciaire, etc. Au-delà du grossier, à mille lieues de toute nuance, le propos consterne par sa lourdeur et sa pauvreté, comme si l’autrice semblait n’avoir rien d’autre à proposer contre le racisme ordinaire que sa propre xénophobie, qu’un racisme inversé, primaire, qui d’un bout à l’autre traverse le roman de relents nauséabonds.

« D’après les critères de mon peuple, je ne suis guère qu’un bébé, désespérément rebelle à l’éducation. D’après les vôtres, je suis une créature aussi antique qu’inconcevable. »

Il faut donc se montrer plus ouvert, plus tolérant et plus mûr que l’autrice, il faut glisser sur les défauts et les scories de cette « Genèse de la Cité » pour n’en garder que le meilleur. Une idée de départ élégante et ambitieuse, une poignée d’images magnifiques, quelques moments de pur effroi, quelques moments de pure magie. Premier tome de la Trilogie des Mégapoles, cette « Genèse de la Cité », malgré ses imperfections, contient suffisamment de belles idées pour donner envie d’en savoir plus et de découvrir les volumes à venir.


Titre : Genèse de la Cite (The City we became, 2019)
Série : Megapole (Great Cities Trilogy), tome I
Auteur : N.K. Jemisin
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Michèle Charrier
Couverture : Studio J’ai lu / AkuMimpi / f11 photo / Shutterstock
Éditeur : J’ai Lu
Collection : Nouveaux Millénaires
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 507
Format (en cm) : 13 x 20
Dépôt légal : février 2021
ISBN : 9782290232514
Prix : 22 €


Hilaire Alrune
11 février 2021


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