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En quête de Jake et autres nouvelles
China Miéville
Fleuve, collection Outrefleuve, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), nouvelles, 353 pages, octobre 2020, 24,90€


China Miéville, écrivain londonien : on l’a vu dans les romans « Lombres » et « Kraken  », et dans l’essai « La Chute de Londres ». China Miéville novelliste ne déroge pas à la règle : dans “En quête de Jake”, les habitants de Londres disparaissent, le narrateur erre à travers les quartiers de Kingsbury presque déserts, hantés par des monstres invisibles qui, peut-être, n’existent que dans son esprit. Récit d’une apocalypse étrange et poétique, récit d’une bascule inexplicable et subite que le narrateur cherche à comprendre, “ En quête de Jake ” frappe par une belle atmosphère de mystère et d’étrangeté. Un Londres post-apocalyptique également dans la novella “ Le Tain ”, moins convainquant peut-être dans sa singularité parce que moins intimiste, plus détaillé, plus chargé, plus visuel au sens cinématographique du terme, un Londres où les hommes sont en train de perdre la guerre contre d’étranges créatures issues des miroirs, qui, après des siècles de souffrances et de contraintes dans les reflets, s’en viennent prendre leur revanche et conquérir un monde plus vaste et moins douloureux. Pas d’apocalypse pour “ De certains évènements survenus à Londres ”, mais toujours une forte essence d’étrangeté et de bizarre pour ce destinataire par erreur, du moins semble-t-il, d’un étrange dossier dont il comprend peu à peu le sujet, celui de rues mouvantes – pas seulement à Londres, car sont mentionnées également, parmi d’autres, l’Unthinker Road à Glasgow, la Rue de la Fascination et le Boulevard de la Gare Intrinsèque à Paris – des rues apparaissant et disparaissant ici et là, qu’une mystérieuse société cherche à étudier et à explorer. Sur une thématique voisine de celle de la fameuse « La Ruelle ténébreuse » de Jean Ray, une belle réussite.

Du fantastique plus lovecraftien avec l’excellent “ Les Détails ”, baigné par une épouvante sourde et insidieuse, où l’horreur ne naît pas d’angles impossibles mais d’une vision développée dans les lignes, dans les motifs omniprésents, à partir desquels des créatures d’un autre monde peuvent faire issue dans le nôtre. Influence lovecratienne sans doute également pour “ Un autre ciel ”, où un retraité achète une magnifique fenêtre à motifs de verre coloré avec losange central et triangles en étoiles, à travers lesquels il apercevra peu à peu un autre monde – un autre monde dont les habitants le verront lui aussi. Un conte fantastique effrayant, mais aussi une belle fable traitant de la vieillesse.

Comme pour “ De certains évènements survenus à Londres ”, China Miéville utilise dans “ Entrée tirée d’une encyclopédie médicale ” une narration indirecte pour mettre en scène une étrange histoire, une épidémie, entre science et fantastique, avec une contagion mentale par l’intermédiaire de mots. Une puissance inexplicable et insoupçonnée de certains lexèmes qui n’est pas sans évoquer celle que pourraient avoir certains motifs, comme ceux mentionnés dans les « Glyphes  » de Paul McAuley.

Fantastique à la fois moderne et classique avec “ La Piscine à balles ”, où ce qui se passe dans un de ces jeux pour enfants dans lesquels les parents venus visiter un grand magasin de meubles abandonnent un moment leur progéniture. Par sa progression, par son horreur d’ambiance, par ses non-dits, cette “ Piscine à balles ” aurait pu avoir été écrite par un Stephen King au meilleur de sa forme ; elle fera également penser à l’atmosphère toute particulière des contes de Charles L. Grant rassemblés dans le recueil « Les Proies de l’ombre ».

Dans “ Intermédiaire ”, un individu trouve dans les objets du quotidien – une miche de pain, une conserve, un plat surgelé – des objets ou des messages accompagnés de consignes : les déposer à tel endroit, les poster à telle adresse, les faire parvenir à tel destinataire. S’il a été ou non mandaté, s’il a été choisi, si même ces injonctions ne sont autres que purement hallucinatoires, on ne le saura jamais. “ Intermédiaire ” apparaît donc comme le monologue d’un individu perdu dans un monde complexe et saturé d’informations, tenté de donner un sens à ce qui n’en a pas, ou qui semble ne pas en avoir, perturbé par le jeu incompréhensible et parfois lointain des causalités qu’il devine ou croit deviner dans un monde de plus en plus connecté, illustré par la théorie mathématique et physique dite « du chaos » : les influences subtiles ou au contraire massives, déterminées à l’autre bout du monde par des actes infimes accomplis ici-même. Tableau d’un individu qui n’est peut-être qu’un simple psychotique dont la dissociation relève de l’abus de théories complotistes ou des fictions mettant en scène sociétés secrètes et individus ou familles tirant en arrière-plan les ficelles du monde, portrait d’un quidam noyé dans la recherche obsessionnelle, à travers les actualités télévisées, de l’influence de ses propres actes dans la mécanique secrète du présent, “Intermédiaire”, qui saisit l’essence fugace d’une étrangeté oscillant sans cesse à la frontière du réel et du mental, apparaît comme un beau récit en phase avec l’essor incontrôlable du « fake ». Une nouvelle pour ceux qui aiment le mystère irrésolu, l’entre-deux, cette ambiguïté qui est l’un des ressorts fondamentaux du fantastique.

Plus melvillien dans son essence, “ Familier ” est l’histoire d’un sorcier contemporain et de la créature qu’il a invoquée pour ses rituels. Une créature prenant peu à peu son autonomie et dont le caractère monstrueux ne fait que s’accroître, augmentée de bric et de broc à partir d’une organicité embryonnaire et peu ragoûtante, se hérissant de mille et une expansions matérielles ramassées ici et là au fond de la rivière, dans les poubelles, dans les terrains vagues, et de compléments organiques arrachés à d’autres êtres vivants. Ce qui ferait pacotille sous la plume de n’importe quel auteur fonctionne à plein grâce à l’alchimie toute particulière de l’auteur. Alchimie qui opère également dans “ Jacques ”, nouvelle rattachée à l’univers du roman « Perdido Street Station », qui nous conte la légende de Jacques l’Exauceur dans le monde des Recréés, un monde dans lequel les tenants du pouvoir en place font modifier les corps des opposants et des délinquants de manière à la fois poétique et grotesque, un récit qui se double d’une fable politique astucieuse et dont le narrateur n’est pas tout à fait celui qu’il semble être,

De saison ” met en scène un futur où les multinationales se sont accaparées tout, absolument tout : ainsi Noël est-il devenu Noël™, évènement qu’il est devenu illégal de célébrer sans licence, tous comme sont à présent sous licence le moindre chant et le moindre symbole de la fête. Une nouvelle dont le caractère à la fois édifiant et effrayant est hélas gâché par une fin naïve, sinon mièvre, même pour un conte de Noël, avec ce discours militant et socialisant « tout-le-monde-il-est-beau-tout-le-monde-il-est-gentil-sauf-les-riches » que l’auteur développait déjà dans « La Chute de Londres ». Également dans le registre de la science-fiction, “ Mort à la faim ” met en scène un hacker s’obstinant, au prétexte d’une morale qu’il estime supérieure mais en réalité trouble et douteuse, à saboter et à modifier les logiciels de don d’une ONG. Hélas, pas de véritable histoire et une fin décevante pour ce récit qui fera immanquablement penser aux premiers chapitres du « Neuromancien  » de William Gibson. Dénonciation encore, mais plus réussie, avec l’abominable «  Fondations  », vision hallucinée d’un homme parlant aux morts noyés dans les soubassements de tout édifice. Si le fait de rapporter, in fine, ces visions puissantes à un crime de guerre américain vient en fissurer le caractère universel et intemporel, ce récit n’en demeure pas moins mémorable.

Des nouvelles mémorables, ce recueil en contient donc plus d’une. Il est même rare de lire une anthologie aussi riche en textes convaincants. Ces récits, écrits entre 1998 et 2004, avaient été rassemblés en langue originale en 2005 : il aura donc fallu attendre quinze ans pour voir ce volume traduit en langue française. Belle idée, donc, et belle publication pour la collection Outrefleuve, avec cet ouvrage qui convaincra sans peine les lecteurs du talent de novelliste de China Miéville.

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Titre : En quête de Jake (Looking for Jake and other stories, 2005)
Auteur : China Miéville
Traduction de l’anglais (États-Unis), l’anglais (Grande-Bretagne) : Nathalie Mège
Couverture : Benjamin Carré
Éditeur : Fleuve
Collection : Outrefleuve
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 353
Format (en cm) : 14 x 21,2
Dépôt légal : octobre 2020
ISBN : 9782265098572
Prix : 24,90€


China Miéville sur la Yozone :

- La chronique de « Merfer »
- La chronique de « La Chute de Londres »
- La chronique de « Kraken »
- La chronique de « The City and the City »
- La chronique de « Lombres »
- La chronique de « Perdido Street Station » (2 tomes)
- La chronique de « Les Scarifiés »
- La chronique du « Concile de Fer »


Hilaire Alrune
17 décembre 2020


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