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Le cyberespace de l'imaginaire




Troubles du récit (Les)
Jean-Marie Schaeffer
Thierry Marchaisse, essai, 198 pages, juin 2020, 20 €


Dès l’introduction, l’auteur définit clairement son propos : non pas s’intéresser à une vision unitaire du récit, mais au contraire explorer ses marges, c’est-à-dire “étudier les régions du régime narratif où les catégorisations communes sont prises en défaut, les situations dans lesquelles la notion canonique du récit est troublée.” C’est donc à travers une approche non classique, et en cherchant à s’affranchir de la définition formelle des éléments nécessaires et suffisants au récit (équilibre de départ / rupture / retour ou instauration d’un nouvel équilibre) que l’auteur a choisi de développer son étude. Estimant que les formes narratives de la vie quotidienne et de la vie mentale sont plus nombreuses et plus centrales que le récit littéraire, il propose – de la même manière que dans le monde organique l’on peut aborder, et même éclairer, le physiologique par le pathologique – de s’intéresser aux « narrativisations » (ou mises en récit) atypiques : narration de mémoire et de planification, activité onirique, et récit visuel, tout particulièrement sous la forme des images fixes, dont il concède qu’elles sont plus difficiles à intégrer dans une théorie générale du récit qui, dès lors, n’est plus fondamentalement linguistique.

Dans un premier chapitre, “ Prolégomènes : l’étude cognitive du récit’’, Jean-Marie Schaeffer, tout en soulignant les biais ou limites possibles de certaines études, fait un point sur les connaissances apportées au fil du temps par les trois branches de la psychologie cognitive (neuropsychologie, psychologie comportementale, psychologie développementale) : par exemple quels sont les types de récit les mieux mémorisés, et quels sont les trois niveaux de représentation mémorielle d’un texte. Un état des lieux nécessaire à l’approche des activités narratives en tant que “rumeur de fond de nos vies’’. Le second chapitre, “ Protonarrativités”, s’intéresse à notre organisation mentale à base de souvenirs qui sont aussi récits. La structure continue et discontinue de l’individu selon Strawson, les fondements neuroanatomiques – cortex cérébral et hippocampe – de cette mémoire épisodique basée sur une multitude de séquences dont nous sommes incapables de savoir si elles nous seront par la suite utiles ou non et dont la plupart finiront par s’effacer, les processus de réactivation synaptique et de remémoration mémorielle à partir desquelles certaines perdurent, mis en lumière à partir d’exemple littéraires célèbres comme l’ « Ulysse » de James Joyce et les souvenirs de Marcel Proust, qui « représentifient » un morceau de passé : la « chronesthésia » et le « mental-time travel » d’Endel Tulving. Des approches qui une fois encore ne sont pas exclusivement littéraires puisque sont abordés également l’univers cinématographique (intéressant constat que les coupes dans les montages ne sont pas perçues, ou du moins pas mémorisées, quand elles ne sont pas opposées à la séquence du récit) et celui des “complexités infinies des voies narratives empruntées par les mondes oniriques”, avec ces rêves parfois si prégnants qu’ils continuent parfois à nous hanter à l’état de veille, exemples venant à l’appui de la thèse d’une narrativité qui n’est pas purement verbale. Quant à savoir si ces proto-narrativités sont ou non ancrées dans la biologie humaine, tel est le sujet du chapitre suivant, “ Dysnarrativités’’, qui étudie ces relations par défaut, en considérant les associations entre les lésions organiques et leurs traductions dans la narrativité (la dysnarrativité étant définie par l’incapacité à comprendre ou à raconter des récits publics), comme on faisait autrefois l’étude des aires cérébrales à partir des liens entre lésions anatomiques du cortex et déficits sensitivomoteurs. Même si les études butent, pour les tâches complexes, sur le recours simultané à de multiples territoires corticaux, la littérature disponible sur le sujet est en faveur d’une relation de type structure / activité.

Vient ensuite un chapitre consacré au récit visuel : “ Raconter sans mots’’ ne se veut pas étude et témoin de l’émergence et du développement sans cesse croissant du récit visuel (cinéma ou autres séquences vidéo qui tendent, de manière quantitative, à prendre pour beaucoup le pas sur le récit verbal, et qui sont ici considérées comme une transposition, un « transcodage » de ce dernier), mais examen de l’image fixe figurative non photographique et dépourvue d’accompagnement verbal, donc pour l’essentiel peinture gravure, ou dessin. Si l’on peut se laisser fasciner par la thèse de l’auteur et admettre que l’image puisse être aussi récit en ceci qu’elle représente allusivement l’avant et l’après et interagit avec la mémoire épisodique du spectateur (notons au passage l’élégante formule de Gadamer citée par Jean-Marie Schaeffer, l’ « horizon d’attente de l’interprète » ), il est difficile d’être entièrement convaincu, les exemples cités pouvant être discutés car difficiles à considérer comme universels ( au sujet de la sculpture de Laocoon, assimilable à une image fixe, la « lutte jusque-là victorieuse » de Laocoon dont parle l’auteur n’apparaît pas si clairement – un des deux enfants est déjà manifestement mort – et la « défaite à venir », malgré la gueule ouverte du serpent, ne semble pas absolument inéluctable ; autre exemple, la mémoire épisodique ravivée par les tableaux de Monet restera muette pour des individus originaires de pays où l’on ne connaît pas le gel ), d’où une difficulté à systématiser une assertion qui mériterait d’être développée et discutée à la lumière d’autres exemples et d’observations dans d’autres cultures. “Entre récit factuel et fiction : mouvements transfrontaliers” aborde la frontière poreuse entre deux mondes. Histoire et récit, théories de Hume, fiction cognitive et fiction poétique, représentation et impression, « membrane semi-perméable » de la modélisation de Rapaport et Shapiro : une membrane qui apparaît particulièrement solide mais qui peut être mise à mal par des formes hybrides (fictions historiques, biographies romancées) comme le montrent les études de Marsh, avec une attitudes plus « immersive » que « de contrôle » mettant la vigilance en défaut. Ce sont là des conclusions auxquelles tout lecteur ne pourra qu’adhérer, parce qu’il en trouvera sans cesse des exemple autour de lui : les formes de narrativité dominantes étant désormais les séries télévisées, on se trouve régulièrement confronté à des individus qui, s’ils sont comme tout un chacun parfaitement capables de distinguer le réel du récit, prennent pour argent comptant les éléments techniques et pseudo-factuels décrits dans ces fictions (sciences forensiques, sciences médicales, sciences physiques, etc.) et laissent ainsi passer maints éléments fantaisistes dans leur propre vision de la réalité scientifique. Dans un dernier chapitre, “De quelques formes d’imagination proto-narrative’’, l’auteur s’intéresse à une autre forme d’entre-deux, où à partir d’un élément réel, le narrateur rejoue, imagine, fantasme une suite imaginaire : double mouvement entre un futur hypothétique et un feed-back vers le fait, entre le réel et la fiction, pour une émotion qui semble ne pas se distinguer fondamentalement de celle suscitée par un évènement purement réel.

Ardu mais passionnant, richement documenté, agrémenté d’un “ Index des notions’’, et d’un “ Index des mots ’’, ce « Troubles du récit » emmène donc le lecteur dans des marges protéiformes qui incitent à réfléchir. Empruntant à la philosophie, aux neurosciences et aux sciences humaines, il explore et défriche des notions et des territoires parfois mouvants, et met en lumière les formes de protonarrativité volontaires ou non – réves, mémorisations, anticipations – qui constituent une facette importante de nos vies, des protonarrativités à travers lesquelles nous nous projetons et grâce auxquelles nous nous construisons et construisons notre vision du monde.


Titre : Les Troubles du récit
Auteur : Jean-Marie Schaeffer
Couverture : Denis Couchaux
Éditeur : Thierry Marchaisse
Site Internet : page volume (site éditeur)
Pages : 198
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : juin 2020
ISBN : 9782362802393
Prix : 20 €


Les éditions Thierry Marchaisse sur la Yozone :

- « Lettres à Flaubert »
- « Lettres à Alan Turing »
- « Dictionnaire des mots manquants »
- « Dictionnaire des mots en trop »
- « Dictionnaire des mots parfaits »


Hilaire Alrune
15 août 2020


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