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YOZONE
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Cafard noir
Stéphane Rose (sous la direction de )
Intervalles, nouvelles anti-feelgood, 176 pages, troisième trimestre 2020, 19€

Si elle a toujours existé sans bénéficier d’une appellation générique, la littérature « feelgood » a donné lieu à une telle déferlante ces dernières années que nul n’a pu espérer y échapper. La Yozone, qui en avait d’ailleurs lu sans vraiment le savoir, était restée quelque peu perplexe. Une littérature feelgood qui n’est, on s’en doute, pas vraiment de la littérature, et qui apparaît parfois si naïve, si consternante, si « gnangnan » que mieux vaut s’en amuser que s’en désoler. C’est l’approche – peu charitable mais éminemment jubilatoire – qu’ont retenu pour ce « Cafard Noir » Stéphane Rose et ses acolytes. En partant d’ouvrages, de magazines, de techniques ou de méthodes d’entreprises en lien avec le « feelgood », ils ont forgé seize récits sarcastiques et grinçants qui dévastent joyeusement tout espoir d’une vie meilleure.



Contrepied mortel et définitif à l’optimisme, la “Consolation” de Benjamin Fau ne s’appuie pas sur le feelgood mais au contraire sur un titre de Stig Dagerman qui en dit plus long que tout discours : « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier  ». Une tranche de vie, le monde du travail, un drame, un constat : sans doute vaut-il mieux ne pas trop en vouloir et abandonner tout espoir de bonheur, car « être vivant, c’est déjà pas mal » – peut-être est-ce même, en définitive, tout ce que l’on peut attendre de l’existence. Joli titre caricatural pour Arnaud Vaulhallan avec “L’odeur de mon chagrin est plus forte dans les bois” : un stage de survie dans la nature pour les employés d’entreprise, destiné à renforcer la cohésion d’équipe et à procurer du bien-être aux employés, aura pour l’un d’entre eux un effet inattendu et totalement différent de celui escompté – un récit profondément humain et finalement pas si noir, sans doute le plus beau du volume. Dénonciation des pratiques des entreprises également pour Anne Bouillon qui, dans “Jolly Good Fellow”, caricature les pitoyables recherches de solution d’univers où l’on recrute des référents « happiness » chargés de l’impossible mission de donner du bonheur à des employés surexploités et mal payés : un remède par essence tout autant efficace qu’un pansement sur une jambe de bois et qui dénonce le désarroi ou l’hypocrisie de dirigeants sans-âme imaginant que l’on peut sous-traiter la bientraitance.

«  À la place de l’avortement, ici, comme je disais, on a trouvé un truc efficace qui consiste à envoyer ses gosses à l’école en moto taxi. »

La recherche du bonheur serait-elle par essence abominable ? Avec “Rocinha”, Eugénie Daragon livre un récit tout en noirceur et en acidité lucide qui, sous prétexte de relater la vie dans les favelas, semble décrire parfaitement notre monde. Dans “Mona”, Laurence Balan propose « une semaine de rendez-vous avec vous-même, tarif : 1350 euros », plus dangereuse que les simples arnaques, de ces pires pièges dans lesquels on va se fourrer qui ne vont pas sans faire penser, pour les amateurs de récits d’épouvante, à ces nouvelles en lien avec les fêtes du maïs qui ont une fâcheuse tendance à tourner mal. Nicolas Cartelet, dans “Attractive world”, n’aborde pas le thème à travers les promesses des ouvrages ou des stages feelgood, mais par celles des sites de rencontres et des promesses offertes par les réseaux – mais le bonheur, là encore, n’est rien d’autre qu’un miroir aux alouettes.

« Des fêtes, ma fille rentre toujours crevée mais heureuse – c’est l’essentiel, je suppose – et moi, partagée entre l’envie d’avaler un tube d’antidépresseurs que je n’ai hélas pas en stock, et celle d’immoler des chatons sur fond de heavy métal. »

Dans “Pinata” », à partir d’un rituel sud-américain transformé en mode parisienne pour anniversaires d’enfants, Laurette Polmanss s’insurge contre « un puissant parfum de bonheur normé » (on pensera à cette ère hyperfestive dénoncée par Philippe Muray) et l’édulcoration si hypocrite et embourgeoisée d’un folklore que celle qui en rappellera la nature profonde retrouvera mise au ban – une nouvelle qui, à la manière de certains récits classiques de Maupassant, ne recherche pas l’effet mais en produit beaucoup. Entame hilarante et continuation grinçante avec “Devenez vous-même en mieux : soyez pédé”Pascal Fioretto bien connu pour ses pastiches littéraires, démontre qu’entre les traités pour cesser de fumer et les manuels pour obtenir l’harmonie du couple, point de salut. Abandonnez toute espérance également avec “Quand viennent les nuages il est temps de partir” d’Ornella Caldi où, subjuguée par une inspiratrice de pacotille, une imbécile accomplie, s’imaginant capable d’apprendre à ressentir des « émotions positives », ne parviendra en s’illusionnant qu’à semer le chaos. Même jubilation féroce pour Myriam Berliner, qui, dans “Au beau fixe”, se fait une joie de décrire, en une courte tranche de vie, les illusions d’une pauvre fille à l’existence intégralement marketée, persuadée contre toute raison que le sort finira par lui sourire. Démarche identique pour Stéphane rose qui moque lui aussi les titres (« Psychologie magazine », « Zénitude magazine » « Les Quatre Saisons du Bonheur – Petit manuel de bonheurologie à l’usage des optimistes qui veulent dire stop à la morosité ») mais pas seulement : avec sa fin féroce, “Bonne continuation” montre que la recherche du bonheur ne sera jamais rien d’autre qu’un grincement et une déception perpétuels.

Un peu moins de désespoir avec “Poupinette Story” de Patrice Jean, qui fait narrer par une jeune femme à la superficialité consternante une histoire oscillant entre le réalisme et le conte de fées. Mais peut-il vraiment exister un optimisme irréductible ? Rien n’est moins sûr pour Delphine Dubos dont le “R comme Ratage” à travers une notion classique de la psychiatrie (le dépressif n’est capable de rien d’autre que d’entraîner les autres avec lui dans le gouffre) moque joyeusement la figure du bon samaritain pris à son propre piège. De l’optimisme encore pour avec Marcel Caramel qui, à travers “Le Fabuleux destin de Sidonie Chouquette”, raille lui aussi les titres feelgood (« Les cerises étaient plus rouges l’été dans le jardin de mon pépé »), les Grimaldi et autres Legardinier, et narrant sur une tonalité de polar social les ravages de la bonté naïve, parvient lui aussi à terminer sur un optimisme crédule collant à la perfection à l’esprit sarcastique du volume. Pour finir, cerise sur le gâteau avec “La Fête des mères” de Diane Peylin, qui, en proposant de « faire le ménage chez soi, faire le ménage en soi » vient clôturer le volume avec un sommet d’humour noir.

On s’amuse donc énormément à la lecture de ce « Cafard noir » qui atteint parfaitement son but. La cible, il est vrai, est difficile à rater. Comment ne pas se moquer des attrape-nigauds classiques des magazines, des modes, des publicités, des réseaux sociaux ? Comment ne pas se moquer des vulnérabilités ouvertes par l’inconsistance ou la vacuité mentale, comment ne pas se moquer de ceux qui croient que l’on peut acheter du bien-être en kit, de la sagesse instantanée, de la métaphysique à monter soi-même, de la sérénité en dix formules creuses ? Comment ne pas se moquer de ce désir de feelgood instillé par les marchands et les gourous dans les rares neurones résiduels de pauvres diables à tel point perdus qu’ils n’ont jamais été capable d’imaginer eux-mêmes que se sentir bien leur ferait du bien ? Encore fallait-il pour les auteurs y penser, s’y tenir, et ne pas céder à cette autre facilité qui aurait consisté à mettre en scène sans pitié et sans empathie des protagonistes pathétiques et un peu perdus. Tout le mérite de ces nouvelles est donc de brasser un joyeux mélange d’humanité, d’acidité et d’humour qui fait énormément de bien. Le noir vu par Stéphane Rose et ses acolytes serait-il en définitive le véritable feelgood ? On rit beaucoup, parfois un peu jaune, on grince des dents, et on recommandera l’ouvrage à ceux qui, peut-être, n’ont pas su trouver le « feelgood » là où il est réellement.

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Titre : Cafard noir
Anthologiste : Stéphane Rose
Auteurs : Laurence Balan, Myriam Berliner, Anne Bouillon, Ornella Caldi, Marcel Caramel, Nicolas Cartelet, Eugénie Daragon, Delphine Dubos, Benjamin Fau, Pascal Fioretto, Patrice Jean, Diane Peylin, Laurette Polmanss, Stéphane Rose, David Vauclair, Arnaud Vauhallan
Couverture : Hello Kaczi
Éditeur : Intervalles]
Site Internet : page roman
Format : 15,5 x 24
Pages : 176
Dépôt légal : troisième trimestre 2020
ISBN : 9782369560883
Prix : 19 €



Hilaire Alrune
17 juillet 2020


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