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Chant des Cavalières (Le)
Jeanne Mariem Corrèze
Les Moutons électriques, roman (France), fantasy, 319 pages, mars 2020, 21€

Lorsque Acquilon, Matriarche des cavalières dragons de Nordeau -la forteresse septentrionale du royaume-, meurt dans une bête anicroche avec l’empire voisin et oppresseur, une mécanique depuis longtemps préparée se met en branle, parfois à l’insu de ses propres rouages. Eliane, qui lui succède, semble son antithèse, et intrigue déjà à la capitale avec le Prince Roland, délaissant Sophie, son écuyère et héritière du dragon d’Acquilon. La jeune fille, qui trépigne en attendant ses règles, sésame pour son entrée de plein droit dans l’Ordre, trouve refuge auprès de Frêne, la vieille herboriste. Profitant de sa liberté pour explorer la forteresse, elle met au jour un jardin intérieur, où a trouvé refuge le fantôme d’Acquilon. Très impressionnée, la gamine accepte de lier le souvenir de l’ancienne Matriarche, son idole, à sa propre destinée. Elle ignore qu’elle fait ainsi le premier pas vers une destinée qu’on lui a écrit d’avance, où elle n’aura plus jamais son mot à dire. Un plan de longue haleine, pour ressusciter l’image de la reine Maude, compagne de Myrddin, et délivrer le pays du joug impérial.
Sophie a d’ailleurs un nom prédestiné pour brandir l’épée de la première reine : Pendragon.



Ce premier roman de Jeanne Mariem Corrèze est la très bonne surprise de ce début d’année 2020. Servi par le magnifique travail de couverture (comme d’habitude) de Melchior Ascaride, « Le Chant des Cavalières » intrigue, et attire irrésistiblement.

On y trouve donc des intrigues politiques, un ordre de chevalières dragons (qu’on ne pourra s’empêcher de rapprocher de « La Geste des Chevaliers Dragons », la saga BD en 20 tomes d’Ange, chez Soleil), un royaume sous tension que certains ont hâte de libérer du joug impérial. Et au milieu de tout cela, une orpheline dont on va (se) jouer comme d’une marionnette.
Dès le premier chapitre et les échanges cryptiques entre Acquilon et Frêne, on devine que des choix irrémédiables ont été faits, et mûris de longue date. Rien de ce qui va suivre, de tout ce que va endurer Sophie, du délaissement d’Eliane à son attachement au spectre d’Acquilon, ne sera un hasard. Et la jeune fille, aveuglée par l’aura de cet Ordre, par l’honneur qui lui est fait, va suivre la voie tracée pour elle, persuadée d’en faire le choix. Avec les mois, les intervalles de calme, l’influence de ses aînées sur ses faits et gestes, et l’intrusion de Myrddin, elle va cependant commencer à douter, et à réagir. On applaudira à son tardif sursaut d’indépendance, sa rébellion d’ado enfin libérée, émancipée.

L’autre personnage très important est Eliane. Est-ce un avis personnel ou l’autrice induit-ellle elle-même ce biais ? mais elle nous est présentée comme « la méchante », choisie par Acquilon mais pourtant son opposée, comme une réaction, une alternance politique nécessaire pour faire émerger... ce qu’elle ont ourdi depuis des années. Pourtant, Eliane est une Matriarche remarquable, qui refuse le statu quo instauré et galvanise son ordre, divisé en 4 forteresses aux points cardinaux, pour mettre fin au pacte avec l’empire et regagner leur indépendance. Fine politicienne, amante du Prince, un des rares mâles de pouvoir -qui lui est entièrement dévoué-, elle a tous les atouts en main pour réussir. Cela faisait aussi partie du plan d’Acquilon. En fait, on ne peut que lui reprocher de délaisser Sophie, qui trouve alors d’autres tutrices pour suivre la voie de la prophétie et réclamer l’héritage de Maude, un autre moteur des velléités d’indépendance.

Quelques voix dissonent bien, les quatre matriarches n’affichent pas une parfaite unité, et chaque Forteresse, assez autonome, a développé sa propre voie, en fonction de son rôle militaire ou économique dans la région. Si Nordeau paraît une enclave assez refermée sur elle-même, Ousterre est un pôle économique florissant, et forge des cavalières à la mentalité très différente, à l’image de l’intendante Brigandine.

Je ne dirai que quelques mots sur l’influence arthurienne, qui devient vite transparente : de Maude ne demeurent que deux artefacts qui désigneront son héritière : son épée Lunde et son fourreau Baldré. Lunde devra repasser par le feu, évoquant ainsi tant l’Anduril d’Aragorn chez Tolkien que cette ultime transition de prétendante à souveraine légitime. Enfin, Merlin est là, sous son nom gallois Myrddin, et Sophie s’appelle Pendragon. Comme Arthur, elle fera ses armes avant que son destin lui soit révélé et que ses soutiens la guident jusqu’au pied du trône.

C’est une histoire de femmes (il n’y a en gros que 3 hommes dans tout le roman : le Prince, le Condottière et Myrddin). Des règles (un sujet très important) qui marquent l’entrée dans l’Ordre aux forteresses exclusivement féminines, l’autrice renverse les postulats habituels de la fantasy, et évite adroitement le parti-pris de « La Geste... » de l’opposer à un pouvoir masculin, violent, violeur. Au contraire, elle démontre subtilement que masculin ou féminin, ces ordres militaires connaissent les mêmes travers : l’ambition de leurs dirigeants conduit des innocents à la mort, avec des conséquences bien au-delà des pires craintes. La rigueur de la règle pousse les meilleurs éléments à l’enfreindre, que ce soit Eliane qui couche avec le Prince tant par calcul politique que par amour, que les nombreux cas, de fait « tolérés », de couples lesbiens qui se cachent de leurs camarades. Les femmes ne sont pas moins cruelles ou machiavéliques que les hommes. Elles sont humaines, simplement, capables du meilleur comme du pire, avec les meilleures (ou les pires) intentions du monde. Elles s’accrochent becs et ongles à leur objectifs, ou peuvent tout envoyer valser sous le coup de la rage.

Sophie a une amie, Pènderyn. Les deux novices rêvent de rester meilleures amies, mais leurs parcours vont fortement diverger. Parce que ses règles arrivent plus tôt, Pèn devient écuyère avant Sophie, et en suivant Berhane, l’intendante, elle est amenée à voyager, à découvrir le royaume et l’Ordre sous un jour différent, tandis qu’à Sophie on fait toujours plus de secrets au nom d’un destin qui supplante tout. Pèn tombera amoureuse, devinera les manigances politiques à l’œuvre, apprendra, vivra, quand son amie sera manipulée dans chacun de ses choix.

La prose de Jeanne Mariem Corrèze est ample, savoureuse, comme on s’y attend chez les Moutons électriques. Si l’action est parfois rare, ramassée, l’autrice donne la pleine mesure de décors grandioses, de la falaise de Nordeau à la démesure de la capitale. On s’immerge parfaitement dans chaque lieu, et on n’en ressent que mieux les émotions des personnages confrontés à tant de beauté. Les deux écuyères sont enchantées par leurs premiers vols à dos de dragon, et ce ravissement s’opposera aux perspectives de la guerre, foncièrement destructrice. La langue est riche, travaillée mais sans excès, donnant à chaque ligne la satisfaction de lire quelque chose de beau, l’envie de le prononcer à haute voix.
Il est dommage que l’éditeur, qui a choisi une ponctuation forte des dialogues, peine tant à la respecter, fermant trop souvent les chevrons en fin d’incise, ce qui nuit beaucoup à la lecture. Le texte laisse également échapper de grossières coquilles (cœur / chœur) et est fâché avec les circonflexes.

Je me tairai sur les derniers chapitres, point d’orgue tant attendu après tous ces préparatifs et ces manigances, et où forcément tout ne se passera pas comme prévu. Ils sont dramatiquement beaux, on les aborde haletant, affamé de réponses, de résultats, de conséquences, et on en aura pour notre argent. Le qualificatif de « faussement classique » en quatrième de couverture prend tout son sens, en cela que l’autrice nous livre ce qui doit être, peut-être ce que certains attendaient, mais pas ce que ses protagonistes ont tant espéré.

Un très beau roman de fantasy, politique, féministe, âpre, violent, exigeant et enchanteur.


Titre : Le Chant des Cavalières
Autrice : Jeanne Mariem Corrèze
Couverture & illustrations : Melchior Ascaride
Éditeur : Les Moutons électriques
Collection : La bibliothèque voltaïque
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 319
Format (en cm) : 21 x 16,5 x 2,5
Dépôt légal : mars 2020
ISBN : 9782361836184
Prix : 21 € ou 9,99€ en numérique (EPUB)



Nicolas Soffray
29 juin 2020


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