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YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Thin air
Richard Morgan
Bragelonne, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), cyberpunk, 634 pages, mars 2020, 17,90€


Il se nomme Hakan Veil, il est nettoyeur. Confié dès la plus tendre enfance – si l’on peut parler d’enfance au stade de fœtus – à la multinationale Blond Vaisutis par sa mère célibataire qui n’avait pas les moyens de l’élever, il n’a été pour la firme qu’un bon investissement. Recâblage neurologique par interface bio-informatique de combat, intelligence artificielle incluse, insertion de gènes supplémentaires ou améliorés dans ses acides nucléiques, sans compter diverses autres améliorations organiques. Super-soldat, super-agent, super-tueur, il a vaillamment servi son employeur avant d’être abandonné par celui-ci, pour des raisons obscures, et se trouve occupé à survivre tant bien que mal sur Mars dont il n’a pas les moyens de repartir.

« Le gars était blotti dans sa niche, collé aux pavés par une mare où séchaient ses excréments, collé aussi au mur de l’usine où il pompait un peu d’électricité. Une vieille casquette de pilote en plastipeau lui tenait sur la tête grâce à des bouts de ruban adhésif. Une console lourdement bidouillée reposait sur ses genoux, entre ses mains molles. »

Si Hakan Veil, sorte de créature de Frankenstein du futur, apparaît comme un personnage hors du commun, Mars l’est tout autant, et peut-être même plus encore. Mars est la nouvelle frontière, un monde complexe, fouillé, admirablement décrit, à la limite de l’indépendance, avec ses villes, ses zones, ses observatoires abandonnés, ses no man’s land, ses corporations, ses mafias, ses luttes politiques : un théâtre science-fictionnesque extrêmement dense, une scène à la fois homogène et composite entre espaces naturels et cités grouillantes de vie et de technologie, dans la grande tradition des thrillers biopunks et cyberpunks.

« Je sortis le holster d’épaule afin de me placer le flingue sous le bras. Pas vraiment discret, mais je ne comptais pas faire dans le subtil. Mes cibles étaient des hommes bêtes et méchants qui ne réagissaient qu’à la force brutale.  »

On le sait : le space-opera est souvent un western transposé dans l’espace. Ici, et même si cette notion de « nouvelle frontière » emblématique est constamment présente, on n’a jamais vraiment l’impression d’un space-opera ni même d’un planet-opera, mais bien plutôt d’une transposition intégrale, avec l’ensemble de ses codes, d’un roman noir dans le monde du futur. Alors que le cyberpunk lorgne le plus souvent du côté du thriller, et même si bien des éléments du genre sont ici présents, les hommages et référence au roman noir et « hard-boiled » sont omniprésentes, et Hakan Veil, malgré ses améliorations futuristes en tous genres, reste immuablement fidèle au personnage du « privé » qui aime la bagarre, la répartie cynique, les alcools, et ne résiste jamais aux femmes, qui ne lui résistent pas non plus – il sera fidèle à cet archétype jusqu’à la toute dernière page.

Un personnage entre deux genres et entre deux mondes, donc, un personnages fidèle aux durs à cuire des thrillers de Richard Morgan, à la fois antipathique par une violence dont on sait qu’elle est structurelle, programmée, conditionnée, et sympathique par ses aspects humains inattendus qui montrent qu’il n’est pas un monstre, comme cette belle scène dans la zone industrielle où il assiste avec empathie aux derniers instants d’un truand, tout comme par son refus des manipulations et mensonges des uns et des autres.

Car des manipulations et des mensonges, il y en a encore et encore dans cette intrigue complexe et à strates multiples qui se déroule au moment précis où la terre envoie sur Mars, par l’intermédiaire du groupe Lincoln, un audit aux pouvoirs illimités. Une mission dont tous les pouvoirs en place, légaux ou non, comprennent bien qu’elle n’est que la première manifestation d’une reprise en main par la Terre des intérêts martiens. Beaucoup d’ennuis en perspective, beaucoup de choses à glisser sous le tapis – sans compter que d’autres pouvoirs plus souterrains sont à l’œuvre, que Veil n’est peut-être pas le seul à avoir été abandonné sur Mars, et que d’autres que lui pourraient bien concocter quelques plans machiavéliques.

Intrigue politique complexe, donc, révélée peu à peu à travers une investigation au départ classique, lorsque la police locale décide de mettre Hakan Veil au service de la séduisante Madison Madekwe. Cette jeune femme membre de la mission d’audit terrienne s’intéresse fortement à la disparition d’un petit magouilleur subitement volatilisé après avoir tiré le billet gagnant à la loterie donnant l’inestimable ticket de retour pour la Terre. Ou feint de s’y intéresser, car dans ce récit où les faux-semblants abondent nul n’est vraiment celui qu’il dit être et nul ne suit vraiment le but qui est officiellement le sien.

« Je roulai sur le dos, terrifié à l’idée qu’il soit déjà trop tard. ‘Ris traça en rouge les silhouettes des commandos. Cracha des drogues d’urgence le long de mon bras gauche, dans les muscles, les nerfs, les articulations. Douleur atroce. Je remplis la pièce de bastos. »

Manipulation, investigations, révélations, enlèvements, évasions, personnages hauts en couleurs, dialogues percutants, scènes riches en tension, action futuriste, ceux qui ont lu « Carbone modifié » et ses suites savent à quoi s’attendre avec Richard Morgan. Si le talent de l’auteur à construire et à faire vivre cette nouvelle frontière martienne est indéniablement exceptionnel, « Thin air  » souffre de défauts et de facilités tout autant indéniables : des scènes de sexe inutiles et racoleuses qui par moments rabaissent l’ouvrage au rang de mauvaise littérature de quai de gare, un argument fondamental de l’intrigue (des produits martiens falsifiés à destination de la terre) peinant à convaincre, et une surabondance finale de coups de théâtre et de retournements de situation qui tend hélas à faire pencher la balance du côté du blockbuster – ce qui ne peut se faire qu’au détriment d’une vraie construction littéraire. Un dernier défaut hélas de plus en plus fréquent dans les littératures de genre, avec une surenchère et un déséquilibre qui apparaissent ici d’autant plus criants que le récit peine à démarrer, en raison d’une première partie beaucoup plus dense en éléments d’exposition qu’en évènements véritables.

Si l’on peut donc trouver à redire à « Thin air », on en retiendra avant tout ses qualités : une intrigue complexe, un bel hommage futuriste au roman noir parvenant à mêler de manière homogène et cohérente des éléments de cyberpunk, de biopunk et de thriller, et le portrait dense et crédible d’une Mars future composant une nouvelle frontière en perpétuelle expansion. Pour Richard Morgan, un beau retour à son domaine de prédilection – un domaine dans lequel on espère le voir revenir encore.

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Titre : Thin air (Thin Air, 2019)
Auteur : Richard Morgan
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Claude Mamier
Couverture : Pierre Santamaria
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 634
Format (en cm) : 14 x 21,3
Dépôt légal : mars 2020
ISBN : 9791028111564
Prix : 17,90€



le thriller cyberpunk sur la Yozone :

- « Carbone modifié » par Richard Morgan
- « Furies déchaînées » par Richard Morgan
- « Mindstar » par Peter F. Hamilton
- « Nano » par Peter F. Hamilton
- « Blues pour Irontown » par John Varley


Hilaire Alrune
27 mai 2020


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