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Janua Vera
Jean-Philippe Jaworski
Gallimard, Folio SF, n°332, nouvelles (France), fantasy, 488 pages, février 2009, €

Le Vieux Royaume est une entité disparate. Les hommes tentent d’y survivre, chacun selon leur voie, celle qu’il ont choisi, celle qu’on leur impose.



Avant « Gagner la guerre », Prix Imaginales 2009, Jean-Philippe Jaworski, professeur d’Histoire fort érudit et amateur des détails de la petite comme des faits de la grande, nous avait ouvert les porte de son Vieux Royaume avec ce recueil aux récits fort disparates mais au style déjà très maîtrisé.
Deux volumes que je n’avais encore pas ouverts, confiant dans leur succès quasi unanime pour demeurer une lecture-refuge, qu’un jour il me faudrait vérifier. « Gagner la guerre » se décline désormais en BD (2 tomes parus), il était temps de s’y mettre, se faire sa propre opinion.

Étrangement, “Janua Vera” (“La Vraie porte”, en latin, soit le Christ), qui ouvre le recueil éponyme, n’est pas la meilleure porte d’entrée dans cet univers. Nous y suivons le Roi-Dieu qui cherche la réponse à son cauchemar récurrent, va jusqu’à convoquer la prêtresse d’un ordre ancien qui refuse de le reconnaitre, et dont la réponse cryptique va le conduire à reprendre les armes délaissées et marcher à nouveau en guerre, jusqu’à trouver la solution et, on s’en doutera finalement, la mort. Riche à l’excès de descriptions empesées, nous noyant dans une débauche de gens, de costumes, d’architecture, de titres, d’une géographie étayée par aucune carte, et prenant des atours mystiques, “Janua Vera” fait la part (trop) belle à une langue chargée, étalant la science linguistique de l’auteur, écrasant sous sa chape le récit. Certes, c’est une histoire de crainte, d’emprise d’un cauchemar, mais on y respire peu. Le dialogue avec la Sophonte est une bouffée d’air, son aide déclenche enfin l’avancée de l’histoire. La récit du conflit qui suit est plus livresque qu’héroïque, et on y décèle la patte de l’historien, dans les faits, séparées de celle de l’auteur, dans les détails. Quarante premières pages initiatiques, pour les uns éprouvantes, pour les autres enchanteresses.

On poursuit avec “Mauvaise donne”, et l’assassin Benvenuto, qui sera donc le "héros de « Gagner la Guerre ». Le texte est bien plus long (130 pages), une novella bien plus proche des canons actuels de la fantasy, avec un assassin trahi par son employeur, et qui se découvre au cœur d’une intrigue politique, dans la bien mauvaise posture du témoin indésirable. Une fois ses plaies pansées, il faudra tirer son épingle du jeu pour sauver sa peau. C’est sur le fond très classique, mais sur la forme, la langue chante. L’action se déroule à Ciudalia, république côtière aux influences italiennes marquées, dans ses mots, son soleil et ses ambitions d’expansion commerciale et politique via les mers. L’intrigue est emberlificotée à souhait, et Benvenuto va rencontrer son ancien officier et futur employeur, le Podestat Ducatore, un vieux renard sans pitié pour parvenir à ses fins, le sénateur du plan dans le plan. On trouvera aussi une pointe de magie, une saleté dont il faut se méfier, et des souvenirs d’un conflit aux origines bassement mercantiles mais aux conséquences hautement traumatiques (qui m’ont rappelé l’excellent « Baiser du Rasoir » de Daniel Polansky, chez Bragelonne et FolioSF).

Le service des dames” replonge dans la lourdeur d’un style très empesé, à l’imitation des récits médiévaux, faisant ainsi coller le fond à la forme : un chevalier, son écuyer et son page se présente à un village, l’on leur annonce que le pont plus loin est coupé, et le gué interdit par la dame de céans. On les présente, et la veuve de n’accorder son droit de passage qu’en échange de la vengeance de son époux tué par le voisin pour une discorde de péage. La dame est charmante, l’allure fragile mais la volonté farouche, le chevalier pressé de joindre son duc et son tournoi pèse le pour et le contre, se rend à l’argument du duel judiciaire et cela suffit à son honneur. Ils traversent, rencontrent le voisin, accomplissent leur besogne mais rencontre ensuite la nouvelle veuve. C’est donc avec un autre son de cloche qu’ils rentrent au château, graves d’avoir été trompés mais intègres de leur devoir. On s’échange quelques menaces sur l’honneur bafoué, et l’on s’en va. Encore une fois, la prose est riche, l’immersion totale, le registre littéraire un cran au-dessus de nos habitudes, et cela pourra déconcerter, voire dépiter. Les fans de chevalerie, de cape et d’épée, des adaptations cinéma des années 30-40, Ivanhoé, Robin des Bois, les Chevaliers de la Table Ronde, seront aux anges.

Une Offrande très précieuse” nous replonge dans la tripaille, avec une escarmouche qui tourne très mal, genre IXe légion romaine. Cecht, homme d’un clan, s’enfuit dans les bois après avoir presque occis un chevalier (celui de la nouvelle précédente), traînant derrière lui Dugham, un vétéran plus malin que lui mais salement blessé. Alors qu’il se voit mourants tous deux, il croise une sorcière dans ce bois loin de chez lui, qui l’envoie en quête de quelque chose, au fond de ruines, pour sauver son ami. Il y croisera le chevalier, ou son fantôme, mais surtout exorcisera son passé, une femme et un enfants morts qui pesaient sur sa vie. De la boue, du sang et des larmes, le texte glisse lentement et sûrement vers une initiation aux mystères, une acceptation de forces supérieures, la première étant celle de son propre esprit, et des ravages qu’elle peut causer à soi-même. Certes pas ultra original, mais conté avec talent et sensibilité, mélange de douceur et de réalisme. C’est pas facile de faire parler un homme. Ou pleurer.

On poursuit dans les larmes avec le Conte de Suzelle, histoire de toute la vie d’une gamine rêveuse et tête en l’air, qui enfant croise un elfe qui lui promet de revenir la voir. Elle l’attendra toute sa vie, encaissant grâce ou malgré cela les coups durs, un mariage arrangé, la mort de ses enfants, petits ou grands, jusqu’à la vieillesse et l’isolement. De la petite écervelée sera sortie une femme plutôt bonne, moins mauvaise que d’autres, qui sera mal récompensée par la pirouette finale attendue, mais qui a dit que la vie était juste ? Encore une fois, très humain et émouvant, plus proche du terroir que de la fantasy.

Avec “Jour de Guigne”, on va se marrer. Enfin, un peu (non beaucoup), et aux dépens de maître Druse Calame, scribe fonctionnaire qui enchaîne depuis le matin les malchances, jusqu’à alerter son supérieur qu’il est victime du Syndrome du Palimpseste : le sortilège mal gratté de la feuille sur laquelle il a copié ces derniers un acte administratif des plus abscons (comme il les aime) l’a contaminé, lui filant une poisse phénoménal. Las, le prévôt gnome présent se propose d’en tirer profit pour en faire un appât au tueur qui sévit dans les rues ! Tout va de mal en pis pour notre scribe, qui entre-temps goûte à la prison, aux puces, et subit par erreur la vindicte populaire. C’est du rire méchant, parfois gras, mais aussi une implacable descente aux enfers : on croit toucher le fond, quelqu’un trouve toujours pire ! L’auteur conclue sa nouvelle sur un tour de passe-passe élégant, après une traversée nocturne des bas-quartiers digne de la traque de Jack l’éventreur mâtinée de Benny Hill ou Buster Keaton. Tout cela avec une prose riche, comme quoi on peut faire rire de gesticulations et de clowneries avec du vocabulaire.

Un amour dévorant” est sans doute ma préférée : un village isolée subit une malédiction, deux fantômes, les appelants, sillonnent les bois, l’un avec sa meute, l’autre seul, s’égosillant après une Ethaine, prénom qu’on n’a plus jamais donné aux filles du village. Il ne fait pas bon les croiser, aussi ne sort-on jamais de nuit. Phasma, un prêtre du Desséché, le dieu de la mort, vient enquêter, tant pour protéger les villageois que pour rendre le repos à ses âmes en peine. Il interroge, recueille les témoignages de trois survivants, un garçon porcher terrorisé, une sage-femme devenue folle et un charbonné qui a failli brûler vif. Trois histoires édifiantes. Il fouille les archives des grandes villes alentour, trouve plus de trous que de réponses, revient exercer son sacerdoce dans la région. Là encore, une petite pirouette finale, délicate et bienvenue, pour un très beau conte, lardé de passages terrifiants.

L’on termine avec “Un Confident”, monologue d’un prêtre du Desséché qui, après une enfance malheureuse puis une carrière juridique source d’orgueil, a choisi de faire vœu d’Obscurité. Emmuré dans les ténèbres, périodiquement visité par quelques frères, il fait œuvre d’introspection, et d’écoute auprès de ceux qui viennent s’épancher à son oreille. Il n’est plus que cela, et un corps qui souffre, d’ankylose, d’escarres, malgré les soin aveugles d’un frère. Là encore, un retournement final remet en question nos présupposés initiaux, et nous fait applaudir le talent du conteur qui nous aura ensorcelés jusqu’à la dernière ligne.

Mon collègue Henri Bademoude avait à l’époque eu des mots durs sur « Janua Vera », et je les comprends : la plume de Jean-Philippe Jaworski est exigeante, avec elle-même comme son lecteur, et l’on ne sera pas surpris, au-delà de la mode pour les récits d’assassin (qui perdure, de Robin Hobb à Brent Weeks, Scott Lynch ou dernièrement RJ Barber) que ce soit la nouvelle la plus « facile » qui se décline en roman (elle est aussi la plus longue et la plus riche en matériau politique, soyons honnête). Je ne crierai pas non plus au génie ; je reconnais un auteur érudit, talentueux et appliqué, et j’accepte comme tout lecteur que des références m’échappent parfois (chez Justine Niogret aussi, par exemple).
J’aurai rêvé d’autres enquêtes de Phasma, dans le sillon du frère Cadfaël d’Ellis Peters ou de Guillaume de Baskerville, mais ne boudons pas notre plaisir d’une fantasy agréable sur le fond et riche dans sa forme.

Il est cependant sûr que tous n’y trouveront pas tant de plaisir que d’effort. A ceux-là, je conseillerai tout de même “Mauvaise donne”, “Jour de guigne” et “Un amour dévorant”, pour ménager leur peine. Et je ne peux que les encourager à rencontrer Jean-Philippe Jaworski en festival, tant c’est un bonheur savant de l’écouter parler de choses compliqués avec naturel qui vous fait sentir intelligent (la formule n’est pas de moi, mais d’un autre auteur en table ronde aux Imaginales). Si cela ne vous convainc pas de vous donner un peu de mal...

Pour ma part, je ne tremble plus à l’idée d’aborder la pentalogie celtique des « Rois du Monde », grand’oeuvre qui occupe l’auteur depuis presque 10 ans.


Titre : Janua Vera (nouvelles), édition augmentée
Textes : Janua Vera ; Mauvaise donne ; Le service des dames, Une offrande très précieuse ; Le conte de Suzelle ; Jour de guigne ; un amour dévorant ; Le confident
Auteur : Jean-Philippe Jaworski
Couverture : Charles Hoffbauder, Les gueux (détail)
Éditeur : Gallimard (édition originale : Les Moutons électriques,)
Collection : Folio SF
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 339
Pages : 488
Format (en cm) : 18 x 11 x 2
Dépôt légal : février 2009 - réédition : 2015 (nouvelle couverture)
ISBN : 9782070355709
Prix : 9,70 €



Nicolas Soffray
19 mai 2020


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réédition 2015



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