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Double Tranchant
Joe Abercrombie
Bragelonne, nouvelles (Grande-Bretagne), fantasy, 355 pages, avril 2017, 20€

Un officier aussi adulé que détestable... Une voleuse rangée des affaires qui a la poisse qui lui colle à la peau... Une escouade de bras cassés... Des associés peu loyaux qui en veulent à votre peau... Une guerrière poursuivie par ses sœurs des années durant... Un combattant fou qui terrifie même son chef... Non, vraiment, la Styrie ne manque pas de charme !



Joe Abercrombie s’est taillé la part du lion dans la fantasy anglo-saxonne depuis la trilogie de « La Première Loi » (2007). Puis vinrent « La Mer Éclatée » et les 3 romans regroupés par Bragelonne sous l’étiquette évocatrice de « Terres de sang », pour prolonger les conflits dans son univers.
Las, pour ceux qui comme votre serviteur ne se sont pas encore lancé dans ces pavés aussi aguicheurs que prometteurs en étripages, massacres et violences en toute sorte, « Double Tranchant » est idéal, car en 13 nouvelles, il nous donne un solide aperçu du style de l’auteur tout comme de ses principaux personnages.

Ce qui frappe très vite chez Abercrombie, c’est un vrai talent de conteur autant que de nouvelliste : ces historiettes, très visuelles, très immersives, ne racontent parfois qu’une anecdote, une saynète, un petit rien. Elles valent surtout pour l’exposition des personnages, leurs réactions sous la tension.

La première, “Un beau salopard”, nous montre l’admiration trouble d’un sergent grassouillet pour le Colonel Glotka, son officier beau, talentueux, séducteur, mais aussi la pire ordure que l’armée puisse compter dans ses rangs. Il est à la parade tandis que la troupe fait lentement mouvement, corrigeant à l’épée une poignée de recrues qui ne lui arrivent pas à la cheville, avant de défier son lieutenant, le seul gars intègre de son régiment. Le jeune lui inflige une touche devant son public, l’autre réclame sa lame au lieu d’un bâton pour le second round. On sent la catastrophe monter, le sang jaillir pour rien : voici l’ennemi qui attaque par surprise, et le colonel de monter au front le premier, laissant derrière lui quelques hommes, par pitié ou par devoir, effaçant en un geste sa jalousie, retrouvant ses oripeaux de gloire. Tout un portrait d’homme croqué en une scène très parlante, où l’on aura senti la tension du public comme la sueur et la poussière.

Certaines sont « presque » drôles, comme “Une mission foireuse”, où Craw et ses hommes vont attaquer un village pourri pour récupérer un truc qui brille. Ils n’en savent pas plus.Personne n’a franchement l’étoffe, ça tremble, ça se tire dans les pattes, ça s’aguiche pour oublier la peur. L’assaut commence bien, ça dérape pour une broutille, un type qui sort d’on ne sait où, et ça vire au bain de sang. On se tire fissa, avec le moins de pertes, laissant le bled rincé de sang, jonché de corps, les piaules en flammes. Pour s’apercevoir qu’on a pas récupéré le bon truc, forcément. Si le lecteur l’aura senti venir dès le début, comme les membres les plus intelligents de la bande, on y aura cru jusqu’au bout tant, même au milieu du fracas des armes, de ce foutoir qui explose, cela semblait le seul truc qui irait droit.

La plupart des personnages ne font qu’une apparition, voire réapparaissent fugitivement en toile de fond (Craw sera là dans “J’ai créé un monstre”, sur Logen Neuf-Sanglant, l’un des personnages de « La Première Loi »). Exception : Shevedieh la voleuse et Javre la Lionne d’Hoskopp, présentes à 4 reprises, et qui forment un duo aussi bancal qu’attachant. La première voulait prendre sa retraire encore vivante, mais ne résiste pas aux hanches de sa collègue Calcoff, qui s’y connaît pour mener le monde par le bout du nez. La seconde a fui le temple de Thond et tue toutes ses Sœurs qui tentent de la ramener au bercail. Entretemps, elle se saoule et passe sur tous les hommes assez costaud pour lui survivre, bref rattrape le temps perdu dans les ordres.

La plupart des nouvelles ont été publiées en anthologie, et on devine aisément la joie mauvaise de l’auteur à se plier à quelques exercices de style. Ainsi, “Les temps sont durs pour tout le monde” est un jeu de passe, où un mystérieux colis (un McGuffin, comme les appelait Hitchcock) change de main, et à chaque fois de narrateur, pour revenir à son porteur initial après avoir fait le tour de la ville et des forces en présence. “Liberté !” est le brouillon d’une biographie romancée d’un grand officier, tellement ampoulée que la note finale du concerné, qui trouve que ça manque de panache ET de réalisme, est la cerise sur le gâteau. “Sacrée hors-la-loi”, parue dans « Dangerous Women », de G.R.R. Martin et Gardner Dozois chez J’ai Lu, a un solide goût de western, avec une braqueuse blessée poursuivie dans un village fantôme par ses trois complices. Ils ne seront pas tendres s’ils la chopent, mais elle ne compte pas se laisser faire. Un jeu de massacre tout en tension, improvisations, sang et poussière, à la jolie pirouette finale.

Chaque nouvelle est une tranche de vie, parfois très fine, avec souvent en filigrane la guerre entre l’Union et l’empire Gurkien, le Nord et la Styrie. On ne cherchera pas forcément à s’y retrouver, quoique les nouvelles suivent un ordre chronologique, tant le conflit semble permanent, sale et sans fin. Tout ce qui compte, ce sont les hommes et les femmes, et comment ils survivent, tirant ou non leur épingle du jeu, se montrant inutilement cruels ou incompréhensiblement justes, comme le colonel Gorst dans “Hier, près d’un village nommé Barden”.

Treize petits bijoux, treize rubis dégoulinants, pour un très bel ouvrage à la couverture non glacée, au papier crème doux sous les doigts, qu’on ne lâchera pas.

Souvent sanglant, car la guerre à petite ou grande échelle est une chose abominable, terriblement humain, Abercrombie nous arrache parfois un sourire ou des larmes plutôt que les tripes, et c’est sans doute notre côté masochiste à tous qui nous poussera, sans besoin d’y aller bien fort il est vrai, à l’ajouter à notre bibliothèque. Tous ses romans sont réédités chez Bragelonne, ses deux trilogies en édition intégrale.


Titre : Double Tranchant (Sharp ends, 2016)
Nouvelles publiées entre 2010 et 2016
Auteur : Joe Abercrombie
Traduction de l’anglais (G-B) : Juliette Parichet
Couverture : Didier Graffet / Dave Senior / banques d’images
Éditeur : Bragelonne
Collection : Fantasy
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 355
Format (en cm) : 23,5 x 15 x 3
Dépôt légal : avril 2017
ISBN : 9791028102517
Prix : 20 €



Nicolas Soffray
13 juillet 2020


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