Le risque seulement, ou bien plutôt ce jeu excitant avec la mort, dont le moindre appât est justement la possibilité toujours présente de disparaître en pleine force de l’âge, en pleine possession de ses moyens. Les vrais héros savent que dans son lit, on meurt comme un chien, et tant qu’à crever entre deux tisanes et un pot de chambre, autant tout faire exploser et emporter le reste du monde avec soi, dans un grand délire bruyant et apocalyptique.

Lorsque le vrai héros est une héroïne, les éléments du drame se nouent plus facilement. Tout commence pour l’aristocratique Sharrow sur une plage de silice vitrifiée, aussi dure, translucide et lumineuse que son âme farouche. Dernière descendante d’une illustre famille, elle se voit condamnée à mort par une secte ultra-puissante, et ce en raison (car il y a toujours une raison pour les religions et les fanatiques de tuer quelqu’un) d’une antique prophétie. Elle a un an devant elle pour déjouer l’armada de clercs-tueurs lancée à ses trousses, et ne peut compter que sur ses complices, tous grands voleurs d’antiquités devant l’éternel. Juste retour des choses en quelque sorte : Sharrow a trop souvent soustrait frauduleusement le passé et le monde d’antan entend maintenant retrancher son existence.
Au grand jeu des annulations, qui donc sera le maître des passifs ? Sharrow possède une alliée inattendue, sa demi-sœur, Breyguhn, emprisonnée moins dans un château gigantesque et maudit que dans la forteresse de son cerveau malade, et qui a des visions de trésor enfoui et de prédestination des êtres. Sur le chemin de croix de sa course contre la mort, Sharrow survivra mais au prix de la douleur morale. Belle altesse indomptable, elle vieillira, se flétrira, se défera et surtout elle sentira passer en elle, malgré le fait d’avoir atteint ses objectifs, le souffle amer de la capitulation. Il n’y a plus de grande et pure victoire, selon la triste morale de cette épopée.

Ian Banks, dont je n’ai pu souffrir le tout premier livre, « Le Seigneur des Guêpes », une abominable plongée dans l’enfer émotionnel d’une psychotique tueuse d’enfants, dévoile ici une rare maestria de conteur. Il sait envoler les âmes rationnelles. Les paysages mentaux qu’il évoque, en quelques lignes grandioses, ont du souffle et valent sans comparaison aucune les poussives descriptions de la sciencefictionnerie alimentaire, les tridimensions starwariennes et autres tolkienneries pour pâles enfants épileptiques.
Il faut passer le barrage des dix premières pages pour se familiariser avec ce style, parfois un peu complexe, un peu trop didactique même, comme si l’auteur prétendait relater un authentique voyage. Il y a du guide bleu dans ce texte électrique. Et parfois poussif. Certaines comparaisons frôlent l’abscons le plus nébuleux :
 « Et pourtant, la plupart étaient peintes de couleurs gaies et dissimulaient de modestes ateliers et boutiques comme des souliers vernis risquant un œil de dessous les jupes à peine soulevées de leurs auvents de toile ». Ouf !
Mais, heureusement, les boursouflures du style s’effacent peu à peu devant la magie de la narration : ensuite, les personnages se mettent en place, avec des surprises habiles, et un véritable mouvement de frénésie qui emporte le lecteur à son tour.
Edgar A. Poe contemplait halluciné le Maelström qui allait engloutir son marin. Banks ne nous laisse pas cet espace d’autocritique et il dévaste notre âme.
Avec puissance. Nous mourrons sans doute dans notre lit, mais grâce à lui, nous aurons vécu et c’est ce qui importe en définitive.

 Titre : La Plage De Verre (Against a dark background, 1993)
 Auteur : Ian M. Banks
 Traduction : Bernard Sigaud
 Éditeur : Fleuve Noir
 Collection : Fantasy
 Série : Rendez-vous ailleurs
 Format : 16 x 3 x 24 cm
 Nombre de pages : 554 pages
 Dépôt légal : 13 avril 2006
 ISBN : 2265081450
 Prix : 25€