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Santa Muerte
Gabino Iglésias
Sonatine, traduit de l’anglais (États-unis), récit noir, 179 pages, février 2020, 20€

« La frontière est un endroit où la peur s’insinue jusque dans ta moëlle et où le silence que tu dois observer permet aux pleurs des enfants morts de pénétrer ton âme et de te casser comme une vulgaire brindille. La frontière est un endroit où les ossements ne sont jamais enterrés assez profond et où les larmes des familles brisées et le sang des innocents se mêlent aux plantes, à l’air et à la terre. C’est cette noirceur qui donne au fleuve sa couleur verte et son odeur si particulière. (…) Et l’obscurité infinie tapie dans cette artère de jade pousse certains blancs à appuyer sur la détente, même si c’est une femme ou un enfant dans le viseur. »



Immigré clandestin au milieu d’autres immigrés clandestins, Fernando survit comme tant d’autres, de petits boulots mais aussi, et surtout, de trafic de drogue. Migrant invisible au milieu des autres migrants, il dérive à travers la ville d’Austin qui, si elle est bien en territoire américain, ne lui donne pas vraiment l’impression d’avoir réussi à gagner ce pays. Car Austin apparaît divisé en deux par une frontière invisible, plus difficile à franchir que toute frontière physique : d’un côté les blancs friqués, de l’autre les mexicains pauvres. Un mur immatériel, étanche, infranchissable, dont la seule porosité est représentée par la drogue que les uns achètent et les autres vendent – et qu’à des rares exceptions près tous consomment. Peu de choix, donc, entre un esclavage qui ne dit pas son nom et un trafic forcément illégal, pourvoyeur de maux et de morts violentes à la James Ellroy. “ Le rêve américain est aussi factice que le steak dans ton burger à un dollar et que les rires préenregistrés des sitcoms ”, médite avec amertume le narrateur. Un rêve qui n’est pas promesse mais illusion. Ici encore, dans ce pays où “ l’équité est un concept, rien de plus”, on pense à Ellroy, qui n’a jamais mâché ses mots sur une telle fiction : “Le rêve américain c’est de la merde parce que peu de gens arrivent à la concrétiser. Cela demande un machiavélisme, une rage et une détermination hors du commun.”

« Zéro Saints  » : le titre original en dit long sur les personnages et sur l’humanité mise en scène par Gabino Iglesias. Avec un réalisme glacé et glaçant, avec une pointe d’humour froid, noir, lui aussi glaçant, à la limite de l’involontaire – on pense aussi à des auteurs comme Joe R. Lansdale ou Frank Bill – l’auteur met en scène les mésaventures du jeune Fernando, dont la petite place qu’il a réussie à se faire dans les trafics semble gravement menacée : un de ses compagnons est décapité sous ses yeux par un groupe rival, son employeur et l’épouse de ce dernier, qui était à la fois son mentor et son guide spirituel, sont eux aussi assassinés. Pire encore, il semblerait bien que le responsable du groupe rival ne soit pas tout à fait humain, et qu’il dispose de pouvoirs capables de faire fuir les plus endurcis. Qu’importe : flingues et magie, errances et divinations, alliés improbables, Fernando ira jusqu’au bout.

« Après le repas, je suis rentré chez moi. J’ai posé ma Santa Muerte sur une grande assiette et j’ai versé de l’eau dessus. Ensuite, j’ai retiré les quinze balles du chargeur, je les ai mises à tremper dans l’eau bénite et je suis allé récupérer dans ma chambre une vieille bible que je n’ouvrais quasiment jamais. »

« Santa Muerte », c’est le roman d’individus qui naviguent à travers un réseau de références qui n’ont pas grand-chose à voir avec le rationnel, comme s’ils vivaient sur une étrange frontière située quelque part entre le cartésien, l’hallucination des drogues, et le carrousel en défilement perpétuel de divinités d’obédiences diverses. Une sorte de tissu composite de références mystico-magiques, non seulement aux divinités mêlées de la religion catholique et du folklore mexicain, comme Notre Dame de la Sainte Mort, ou Dame Blanche, ou Santa Muerte, ou Santissima Muerte, celle qui fauche vos ennemis avant que vos ennemis vous fauchent, mais aussi les nombreux orishas, comme Chango ou San Lazaro, alias Baulu Ayé, divinités afro-américaines d’origine yoruba, et leurs variantes caribéennes et sud-américaines.

« Consuelo était venue au monde dans son sac amniotique, ce qui lui permettait de voir à travers la fumée et les voiles opaques et juste dans l’esprit des gens. »

On le devine : dans ce monde hanté par des divinités multiples, les esprits fragilisés par les drogues se fragmentent et se recomposent tant bien que mal, se réassemblent en logiques douteuses, en morales boiteuses. Fernando, dans ce chaos, est hanté par un objectif et un seul : se débarrasser de la bande rivale, venger son employeur, venger Consuelo. S’il fait appel à un impitoyable tueur russe et à un flingueur fou de Dallas, il n’oublie pas de mettre de son côté les soutiens magiques. Une pointe de fantastique et de fable, donc, avec un mystérieux devin aux pouvoirs inexplicables, avec des chiens messagers de l’au-delà, avec un tatouage semi mystique aux propriétés métamorphiques – mais comme certains pourront le penser, compte tenu de ce que le narrateur consomme, il n’est pas sûr que tout cela ne relève pas du strict domaine de l’hallucination.

Une des grandes qualités de ce « Sante Muerte » est de ne pas avoir cherché à en faire trop. « Santa Muerte » n’a pas pour projet de recréer une époque à la manière des œuvres symphoniques d’Ellroy, mais à en donner une vision transversale à travers un lieu, un moment, un fragment d’existence. D’où une intrigue un soupçon linéaire, mais aussi dense, compacte, ramassée, soutenue par des dialogues tirés au cordeau, rehaussée d’images, et riche en ambiances. Concentré sur un format court, calibré, chambré et chemisé à moins de deux cents pages, entre folklore et constat social, le roman fait mouche et touche un cœur de cible atypique. Un épisode de la vie du narrateur qui pourrait en compter d’autres – à condition toutefois qu’elle ne prenne pas fin subitement.


Titre : Santa muerte (Zero Saints, 2015)
Auteur : Gabino Iglesias
Traduction de l’anglais (États-unis) : Pierre Szczeciner
Éditeur : Sonatine
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 179
Format (en cm) : 14 x 22
Dépôt légal : février 2020
ISBN : 9782355847998
Prix : 20 €


Les éditions Sonatine sur la Yozone :

- « Les Sept morts d’Evelyn Hardcastle » de Stuart Turton
- « Carnets clandestins » de Nicolás Giacobone
- « Avis de décès » de Zhou Haohui


Hilaire Alrune
19 février 2020


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