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Je suis le fleuve
T.E. Grau
Sonatine, traduit de l’anglais (États-unis), thriller, 274 pages, janvier 2020, 20€

Jusqu’à présent inconnu en France, T.E. Grau est l’auteur d’un recueil de nouvelles (« The Nameless dark »), de novellas (« They don’t come home anymore »), des récits publiés en anthologies et en magazines et enfin d’un roman, « I am the River », édité en langue originale en 2018 et traduit aux éditions Sonatine sous le titre « Je suis le fleuve ».



« La chose se terre toujours à l’intersection des surfaces planes, comme si les angles lui fournissaient la géométrie idéale pour tisser une toile et la faire tenir aussi longtemps que nécessaire. »

Israel Broussard, ancien militaire américain au Viêt-Nam, est un personnage hanté. Les lieux, les interlocuteurs, les moments se fondent et se mélangent, ses thérapeutes s’interpénètrent et se substituent l’un à l’autre, l’eau du fleuve vient monter à ses pieds dans les salles d’attente, et un chien noir, un molosse qu’il est seul à voir, le suit, le traque, l’accompagne. Israel Broussard est hanté par ce qu’il a vu, par ce qu’il a vécu, et qu’il dissimule tout autant à ses supérieurs, aux psychiatres militaires, et au lecteur.

« Ici, en ce monde nouveau que nous avons déchiré aux entournures, il n’y a ni esclaves ni maîtres. Nous sommes les deux. Esclaves du feu et de la mort. Maîtres du feu et de la mort. Nous servons et nous commandons, les deux. Telle est la nature de ce que nous faisons, tel est l’art de la guerre. »

Israel Broussard est fou d’avoir vécu ce qu’il n’était pas fait pour vivre, comme trop de rescapés de guerres abominables. On connaît ce genre de personnage. Et pourtant, dès le chapitre inaugural, à la fois efficace, prenant et trouble, et démonstratif des aptitudes de l’auteur, on comprend que l’on ne sombrera jamais dans les clichés, dans cette psychologie freudienne de magazine, assénée à la truelle, qui dégouline si souvent des romans d’outre-Atlantique. Rien d’aussi médiocre, rien d’aussi vulgaire, rien d’aussi racoleur. Une hantise, une vraie. Non pas des clichés, mais un dérèglement mental profond, cauchemaresque, hallucinatoire, à la limite extrêmement ténue entre psychopathologie et fantastique, qui d’emblée donne le ton.

« Deux Huey flanquaient un CH 47 Chinook, comme des moineaux s’agitant à la traîne derrière un faucon en vol plané. (…) Broussard ne pouvait détacher son regard du Chinook en attente au-dessus d’eux, de sa lourde masse immobile, imposante. C’était un engin impressionnant, tout en longueur et arrondis, comme un épaulard échoué sur la terre, le ventre évidé pour s’emplir de toutes sortes de promesses de mort. »

Il y a les mystères de l’âme humaine, et le mystère de ce que Broussard a vécu. Qui peut-être sont liés. Une « black op » si cachée, si profondément secrète que même ses supérieurs n’en ont jamais entendu parler. Un rêve, un délire, un fantasme ? Pas même. De telles hypothèses, à vrai dire, sont d’autant moins vraisemblables qu’à grand renfort d’interrogatoires, sa hiérarchie essaie d’en savoir plus. De lui faire lâcher le morceau. Difficile, pourtant, pour les experts de la guerre conventionnelle, d’explorer ce qui relève, indéfectiblement, des mystères, de l’immatériel, des zones d’ombre.

« Tout ça, c’est derrière moi à présent. Un hier de cinq ans à Bangkok, la ville qui m’a repêché de l’égout alors que j’étais emporté dans le chenal, elle m’a sorti pour me faire endurer une sentence de terreur et de nuits sans sommeil, shooté avec des produits chimiques pour tenir à distance un chien cosmique, l’empêcher de voler mon air, de me tuer et de m’emporter dans le vide. »

Broussard est dérangé, c’est un fait. Son cerveau a été lessivé non seulement par ce qu’il a vécu, mais aussi par des années de psychotropes, de sédatifs, d’hallucinogènes. Cet homme dont le conditionnement militaire n’est jamais parvenu à faire un authentique tueur, cet homme qui pour cette raison a été repêché pour une mission dont chacun semble ignorer les tenants et les aboutissants, une mission secrète tombée dans les poubelles de l’Histoire, sans laisser d’autre trace qu’une vague rémanence, un spectre, une ombre fuyante, ductile, épisodique.

« Une fascination pour l’abomination, comme Conrad en avait parlé. Son cœur des ténèbres à lui se trouvait en Afrique, mais nombreux sont les cœurs qui battent à l’intérieur de nombreuses teintes de ténèbres, certaines plus noires et plus froides que tout ce qu’un écrivain pouvait concevoir ou expérimenter personnellement, pour ensuite y survivre et le coucher sur le papier. »

Errance à travers les brumes de l’esprit et des jungles, « Je suis le fleuve » emmène le lecteur pour une de ces navigations troubles, entre Styx et Léthé, dont il peut-être déjà fait l’expérience cinématographique à travers des métrages comme « Apocalypse now » de Coppola, aspects oniriques en plus. Prenant, convainquant, narré tantôt par le héros et tantôt par un narrateur omniscient, ce retour vers les lieux lointains et perdus d’une expérimentation militaire trouble, avortée, dramatique, happe le lecteur par un mystère oscillant entre rationnel et fantastique, par une de ces plongées dans la jungle et au cœur de ténèbres dont on ne peut revenir indemne. Quête à rebours de la chronologie et de la mémoire, retour vers un évènement décisif à l’échelle non pas d’un conflit mais d’un groupe d’individus, incompatibilité éternelle entre la notion de faute personnelle et de faute au combat, poids d’un meurtre qui est à fois celui du frère, réel ou métaphysique, et de l’ennemi, « Je suis le fleuve » est tout cela et d’autres choses encore. À travers le parcours de ce personnage morcelé, ébranlé, qui n’est jamais vraiment revenu du fond des jungles, qui n’a jamais vraiment quitté les rives des ténèbres, « Je suis le fleuve » décrit aussi les tentatives désespérées de compréhension des peuples que l’on combat, le choc de ces altérités dans lesquelles, fasciné, on finit par s’engloutir corps et âme. Conradien, ballardien, avec des passages qui ne sont pas sans évoquer certaines nouvelles de Lucius Shepard, « Je suis le fleuve » mêle réalité crue et démons internes, esquisse le dérangement intime, l’ébranlement né du réel qui fissure jusqu’aux structures les plus profondes de l’espace intérieur. Loin, très loin des pavés tirant à la ligne, « Je suis le fleuve » apparaît comme un roman prometteur, qui, avec moins de deux cents pages, a trouvé son juste format.

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Titre : Je suis le fleuve (I am the river, 2018)
Auteur : T.E. Grau
Traduction de l’anglais (États-unis) : Nicolas Richard
Éditeur : Sonatine
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 274
Format (en cm) : 14 x 20
Dépôt légal : janvier 2020
ISBN : 9782355847783
Prix :20 €


Les éditions Sonatine sur la Yozone :

- « Les Sept morts d’Evelyn Hardcastle » de Stuart Turton
- « Carnets clandestins » de Nicolás Giacobone
- « Avis de décès » de Zhou Haohui


Hilaire Alrune
11 janvier 2020


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