Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Amatka
Karin Tidbeck
Gallimard, Folio SF, n°642, traduit de l’anglais et du suédois, science-fiction, 314 pages, septembre 2019, 8,40 €

Initialement découvert, publié et traduit par les éditions La Volte, « Amatka » méritait cette réédition en Folio SF



Un univers qui ressemble à la morne grisaille soviétique : entre steppe et toundra, par un froid glacial, dans un train délabré, Vanja arrive dans un centre où dominent usines et raffineries. Sa mission : obtenir “toutes les informations utiles concernant les habitudes et les besoins des habitants d’Amatka en matière d’hygiène”. Amatka n’est autre que la colonie numéro quatre d’un monde qui en a compté jusqu’à cinq : Essre, le centre administratif de toutes les colonies, Balbit dédié à la science et à la recherche, Odek le centre industriel, Amatka, le centre agricole, et enfin la colonie 5, un échec, à présent disparue.

Il y avait le monde d’avant, il y a maintenant ce monde-ci. Quant à la manière dont on y est parvenu, on ne le saura jamais. Du monde précédent subsistent quelques éléments qui, miraculeusement, semblent stables : du béton en apparence inaltérable, du papier qui résiste à l’usage du temps. Quant au reste, ce qui relève de ce monde-ci, tout se dégrade, tout se délite. Si on ne procède pas à la cérémonie du « marquage », qui consiste non seulement à marquer les objets de leur propre nom, mais aussi à les nommer et renommer oralement encore et encore – chant, litanie, ânonnement, leitmotive et credo – ceux-ci partent en poussière, en amas spongieux, disparaissent. Et il semblerait bien qu’à Amatka, où arrive Vanja, ce processus soit plus rapide et plus marqué encore qu’à Essre, dont elle est originaire.

«  L’objet s’était dissous en une sorte de poix blanchâtre tartinant presque la moitié du plancher et collant à la semelle de sa botte. »

Une réalité fuyante, suintante, éminemment dickienne, donc. On trouvera plus d’un point commun entre cette entropie toute particulière et celle que Philip K. Dick nommait le gubble ou gubbish (la fameuse « rongeasse » de « Glissement de temps sur Mars »). Difficile de ne pas penser non plus à cet arrosoir phénoménologique de Bernard Quiriny qui ne cesse de fuir parce qu’il est impossible d’embrasser du regard l’intégralité de sa surface et que les parties de l’objet que l’on ne voit pas cessent d’exister. Mais, plus encore, impossible de ne pas lire à travers Amatka le rêve brisé, corrompu, crépusculaire, de l’utopie soviétique. En effet, le monde décrit par Karine Tidbeck n’existe que si on le nomme et le dit, encore et encore, que si on se laisse embrigader dans le processus de litanie, psalmodies inefficaces évoquant les credo soviétiques, ce « catéchisme » communiste qui n’est jamais parvenu qu’à poser des rustines sur une réalité rêvée en dégradation perpétuelle.

L’entropie contre le discours, la réalité contre l’idéal, l’échec opposé à cette fiction obstinée qui des décennies durant a cherché à se substituer au réel, prophétie plus autoproclamée qu’autoréalisatrice, meilleur des mondes sans cesse chanté, sans cesse proclamé, et mépris de toute évidence, et jamais atteint. On trouvera dans « Amatka » bien d’autres éléments évocateurs de l’utopie soviétique : la délation comme système, les catharsis publiques encouragées par les autorités pour leurs vertus salvatrices (catharsis au terme desquelles les éléments les plus fautifs sont bien entendu subrepticement arrêtés), le goulag où sont enfermés et lentement détruits les personnes que l’on croyait disparues, les lavages de cerveau de ceux qui ont vu ce qu’il ne fallait pas voir, et au besoin la pratique régulière de la lobotomie.

« Soudain, le flot des paroles s’était inversé pour ressembler à lo-sty lo-sty lo-sty lo-sty lo-sty et la rangée de stylos avait frémi, prête à se métamorphoser en autre chose. »

Entre mensonges et faux-semblants, sinuant entre les chausse-trappes d’un réel instable, Vanja suit donc son chemin et dépasse son but. En accomplissant sa mission, elle en découvre bien plus que ce qu’elle ne cherchait. Si le monde des raffinerie et d’industries initialement décrit peine à prendre corps, à vraiment exister, c’est peut-être parce que l’auteur souhaite accentuer le caractère évanescent de cet univers, mais aussi, et surtout, parce qu’elle concentre son intrigue autour d’une poignée de personnages : Vanja, son hôte et amie Nina, Ivar, ami de Nina qui travaille dans les champignonnières, Evgen, archiviste et bibliothécaire, et enfin Ulla, une médecin retraitée et sans doute un peu folle.

« Le papier avait été blanchi et réimprimé à la hâte. Çà et là, Vanja devinait les traces fantômes des mots imprimés auparavant : “ bien-aimée”, “ attendre”, “mienne” Un poème d’amour. »

Créer un monde nouveau selon la vision des Soviétiques (mais pas seulement la leur), ce n’est pas s’appuyer sur le passé mais au contraire en faire table rase, le détruire, l’anéantir jusqu’à nier le fait qu’il ait jamais existé. Créer un monde nouveau dans un tel système ne peut donc que s’accompagner d’une démarche active de destruction de la mémoire. Ce qui était stable, ce qui a duré, ce qui malgré tout dure encore, il faut à tout prix s’en débarrasser. Lobotomie, certes, mais aussi anéantissement, selon des prétextes divers, des livres et des archives. Plus le monde s’effondre et se délite et plus l’on détruit ce qui subsiste du monde ancien, en une fuite insensée vers le néant. Ainsi les anciennes mémoires écrites à la main, uniques et inestimables, les récits, les romans, l’histoire, la poésie, sont-elles transformées en pâte à papier destinés à remplace le mycopapier contemporain, totalement instable, pour devenir le support de nouvelles consignes administratives.

Il y a de belles pages dans cet « Amatka  », univers en regard duquel ce qui n’est peut-être que le vrai monde prendra des allures d’hallucination paradisiaque et de délire mystique – avec des passages profondément inquiétants, d’une part en raison d’un univers dont la pleine noirceur politique se révèle au fil des chapitres, d’autre part à cause de la confrontation avec un réel de plus en plus instable (mentionnons par exemple cet épisode cauchemardesque, claustrophobique, dans un espace souterrain dont l’issue disparait, issue et porte qu’il faut décrire et renommer au bon endroit pour espérer ressortir). Il est – c’est voulu – beaucoup question d’hygiène, de mémoire, de santé mentale dans cet univers où tout repose sur l’exploitation d’immenses champignonnières souterraines, sortes de géhennes volontairement construites, destinées à produire à l’échelon industriel un aliment et un matériau d’où tout découle – survie comme destruction, mycose rampante des objets et des esprits, en un cycle autarcique et insidieusement morbide. Champignons qui créent sans parvenir à créer vraiment, qui dans le même temps sont entropie et néguentropie végétales, qui nourrissent et se délitent, composent un meilleur des mondes infernal où le Verbe lui-même semble avoir les effets de la mycose : verbe créateur et menteur d’une fiction insensée, verbe qui libère et qui enferme, parole comme barrage désespéré contre une déréliction imposée, langage comme accélérateur de l’effondrement d’un monde auquel on a refusé tout sens.


Titre : Amatka (Amatka, 2017)
Auteur : Karin Tidbeck
Traduction de l’anglais et du suédois : Luvan
Couverture : Pascal Guédin
Éditeur : Gallimard (édition originale : La Volte)
Collection : FolioSF
Site Internet : page roman
Numéro : 642
Pages : 314
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : septembre 2019
ISBN : 9782072822773
Prix : 8,40 €



Hilaire Alrune
15 octobre 2019


JPEG - 24.9 ko



JPEG - 32.6 ko



Chargement...
WebAnalytics