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Le cyberespace de l'imaginaire




Préférence Système
Ugo Bienvenu
Denoel Graphics

Dans un futur pas si lointain, les giga-serveurs sont arrivés à saturation. Le travail d’Yves Mathon est de défendre auprès de sa hiérarchie les données les moins consultées. Dans son secteur, la culture, c’est compliqué. Quand on lui demande d’effacer le film de Kubrick 2001 l’Odyssée de l’espace, il contrevient à la procédure et en conserve une copie qu’il stocke dans la mémoire de Mikki, son androïde domestique. Ce n’est pas la première fois qu’il le fait, qui plus est en cachette de sa femme, car l’acte est passible de prison.
Son collègue Henri le prévient : on suspecte des fuites au bureau. Henri gère les fichiers politiques, et lui aussi il sauvegarde en cachette, cette Histoire qu’on est en train d’effacer, de lisser, tout cela pour gaver les serveurs de VOD de soaps ineptes et les réseaux sociaux de vidéos persos débiles.
Entre la mort de son père et son enfant à naître, Yves Mathon ne se sent plus en phase avec la société qui efface son propre passé, sa culture... Vient l’heure de la fuite. Hélas, leur voiture sort de la route. Mourants, Yves et Emy ordonnent à Mikki de fuir. Le robot élèvera seul la petite Isi, et lui transmettra toutes ces belles choses que son père a voulu sauver. Jusqu’à ce que le passé les rattrape.



Après « Paiement accepté », Ugo Bienvenu poursuit sa peinture d’un avenir pas très rose. Graphiquement c’est une fois encore très audacieux, avec des tenues rétro-kitsch, des casques de VR en pointe ou cylindrique, des couleurs saturées en grands à-plats, de magnifiques plans légèrement statiques. « Préférence système » alterne le sombre et le lumineux, mais chaque case, chaque découpage de planche est magnifique.

Sur le fond, Ugo Bienvenu confirme son statut de très bon auteur de SF. Sa problématique, très contemporaine (le streaming vidéo représente 55% du trafic mondial en 2019, le stockage en ligne explose, les réseaux sociaux facilitent la diffusion de vidéos sans grand intérêt) est poussée à son extrême : arrive le moment où il faut choisir entre des grandes oeuvres du passé et la pression des citoyens lambda de vivre dans le présent (aussi vide et futile soit-il). Et dans « Préférence système », le nivellement culturel par le bas devient un rouleau compresseur : peu après les 1100 Go de « 2001 », le sauvetage in extremis de Victor Hugo, ce sont de minuscules dossiers de quelques giga-octets qui sont dévorés par l’ogre consumériste. Des poètes comme W.H Auden et son “Funeral blues” (que vous connaissez, ne serait-ce que si vous avez vu « Quatre mariages et un enterrement »).
Alors Mathon sauve ce qu’il peut, malgré le danger. Il anticipe la fuite, stocke du liquide retiré peu à peu pour ne pas éveiller les soupçons, il a trouvé une maison à la campagne, oubliée. Elle lui est d’autant plus importante qu’il a dû vendre celle de son père, de son enfance, vidé cet endroit qui symbolise tant de choses pour lui. Auprès d’Emy il donne le change, prépare leur vie à tous les 4, achète un appartement, mais il sait pertinemment qu’un jour il faudra fuir. Si ce n’est pas parce qu’il se fait prendre, ce sera parce que le monde se sera écroulé.

Arrêtons-nous sur Emy : paradoxalement, elle travaille comme retoucheuse de films d’animation. Les saops du futur sont faits en Playmobils, et elle corrige tout ce que la production retoque. C’est par sa voix, neutre et résignée, qu’on constate ce nivellement par le bas, ce lissage : plus d’œuvres fortes, plus de risques de choquer, tout passe au tamis de la censure, garantie de satisfaction générale, de paix ethnique. Une bouille terne. Le travail d’Emy est la raison des sauvegardes d’Yves.

Mais voilà, pincé. En fuite. Coincé. Leur voiture au fond du ravin. Et cet ordre à Mikki. “Sauve-toi, sauve notre fille”. Difficile de ne pas invoquer Isaac Asimov dans une histoire de robot, mais Mikki reprend tout ce que le Grand Ancien a théorisé : techniquement incapable de sentiment, machine pragmatique, pseudo-IA analysant et recoupant l’information pour parvenir à donner l’illusion, Mikki frôle l’humanité. Complice d’Yves dans ses sauvegardes, le robot fait tout dans la maison, cuisine, port de charge pour le déménagement... Yves lui déverse son blues et ses états d’âme après avoir vidé la maison, et si Mikki n’a pas l’impact émotionnel des choses, il les comprend. Et Mikki est aussi mère porteuse, permettant à Emy et Yves de vivre autrement cette grossesse (notamment en pouvant voir le bébé), mais l’auteur évoque, au passage d’une réplique d’Emy (« Tu as vu Mikki ? il est de plus en plus gros. Mon corps ne s’en serait jamais remis. »), la libération du corps féminin en même temps que son aliénation aux diktats esthétiques (c’est le problèmes des combis moulantes).

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Et c’est donc Mikki qui va servir de père, de mère et de professeur à Isi. Dans une fidélité toute asimovienne à ses deux maîtres, Mikki va accomplir leur travail, transmettre à Isi les belles choses du monde. Un job pas toujours facile, lorsqu’il faut concilier pragmatisme et éducation. Les crises surviennent et sont surmontées une à une, la fillette de dix ans ne reste pas longtemps fâchée car dans le secret de leur maison, ils n’ont que l’autre pour toute compagnie. Leur vie cachée, en autarcie ressemble à de longues vacances, parfois mises en danger par un survol de bot. Le même stress qui envahissait Yves coule sur Mikki : un jour, ils seront découverts. Au travers de ce robot, qui se défend de sentiments, on lit pourtant un lien très fort. Son inhumanité en fait, paradoxalement, un parent modèle : pragmatique à l’excès, pédagogue je-sais-tout, totalement dépassionné, jamais méchant. C’est le lecteur qui va le trouver profondément humain, donner à chacune de ses phrases la chaleur, l’intonation qui transforme l’information en conseil, en réprimande, en leçon. Pour Isi il est le seul autre être qu’elle connaisse, qu’elle côtoie, elle est sa fenêtre sur le monde, et celui qui la prépare à l’affronter, avec des yeux remplis de merveilles mais un esprit conscient des erreurs qui les ont conduits là.

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La conclusion est assez ironique, puisqu’on recherche Mikki pour sa mémoire. Une décennie de destruction ont fait réaliser le prix inestimable de ce qui était sacrifié, et les criminels d’autrefois seraient presque vus comme des bienfaiteurs éclairés. La critique de la société est acerbe, puisqu’on va exercer la même violence pour récupérer ces données qu’on l’a fait pour les détruire. Elles sont une valeur, réévaluée, quand Mikki a passé 10 ans à en apprendre la beauté à Isi. C’est la grande leçon de « Préférence système » : dans un monde où tout va trop vite, où on nous bombarde de produits aussi vite faits qu’oubliés, il faut savoir s’attacher aux choses réellement importantes, mais surtout aux choses simplement belles. Car ce sont elles qui donnent du sens à la vie, et qu’on aura envie de transmettre.

« Paiement accepté » nous parlait de la mémoire qui s’enfuit, « Préférence système » de celle qu’on nous vole mais qu’on peut sauver et faire vivre.
Très beau, simplement réaliste et poétique, remplis de détails d’une profonde humanité, un ouvrage à mettre en toutes les mains.


Préférence système
- Scénario, dessin, couleurs : Ugo Bienvenu
- Éditeur : Denoel Graphics
- Dépôt légal : octobre 2019
- Format : 25 x 20
- Pagination : 192 pages couleurs
- Numéro ISBN : 9782207142219
- Prix public : 23 €


- une interview de l’auteur sur Usbek&Rica pour la sortie du livre
- la bande-annonce vidéo du livre réalisée par l’auteur
- les premières planches sur BDGest




Nicolas Soffray
9 octobre 2019




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