Aucun des romans d’Aurélie Wellenstein ne peut laisser indifférent. Depuis « Le Roi des Fauves », « Les Loups Chantants », « le Dieu Oiseau », « La Mort du temps » ... On retrouve dans « Mers Mortes » ses ingrédients de prédilection, la proximité entre l’homme et l’animal, leur interdépendance, voire leur fusion ; un monde en déliquescence, brutal, désespérant. Et des personnages brûlants comme des torches dans la nuit.
Je pourrais m’arrêter là. Cela suffirait. Mers Mortes est un excellent roman, dense et riche, très contemporain et visuel. La couverture d’Aurélien Police donne le ton de ce post-apo écolo : déferlante de gris, de verts, de couleurs poisseuses, évoquant la mort. Car ce monde est mort. C’est la fin du sursis.
Oural, pénétré de son rôle d’Exorciste, ne réalise sa chance que lorsque Bengale le pousse à ouvrir les yeux : il a toujours vécu en seigneur, se cachant derrière sa charge indispensable à la survie de la communauté. Déterminé à tenir tête à ses ravisseurs, il ne défend le navire contre les fantômes qu’à contre-coeur, se mortifiant du devenir de son Bastion. Espérant secrètement que Sélène, sa garde du corps et petite amie, viendra le délivrer.
Au fil des marées magiques, le navire poursuit sa route vers le Nord. Lentement, Oural s’ouvre aux autres marins, découvre leurs histoires, toutes tragiques, et les raisons de leur foi aveugle, idolâtre, envers leur chef. Aurélie Wellenstein décale finement le centre de son histoire d’Oural à Bengale, désacralisant l’Exorciste en mettant au jour sa naïveté, son ignorance, au profit du pirate, initialement cruel et terrifiant, avec son pouvoir de « manger les âmes », qui nous apparaît finalement plus... expérimenté ? fou ?
C’est là le second tour de force de l’autrice. Au travers de la narration d’Oural, on se prend peu à peu au piège de la fascination que provoque Bengale, mais avec cette sensation d’attraction/répulsion, comme à observer un monstre aussi magnifique que mortel. Ce qu’est, bien sûr, le capitaine.
Tout est très visuel, chaque plan nous saute littéralement aux yeux, des paysages épurés de la Terre sans vie, désertique, rocheuse, façon « True Detective » ou « Top of the Lake », aux Marées charriant des courants éthériques d’un vert maladif, surcouche nécromantique à un « Pirates des Caraïbes » dépouillé de tout humour.
Le voyage semble un chemin de croix, une vraie épreuve de rédemption pour l’Humanité, pavée des pires exemples de ce qu’elle a produit.
Ayant grandi dans un peuple amnésique de sa propre Histoire, Oural n’a que de rares souvenirs d’enfance, des flashs du monde d’avant. L’autrice passe brièvement sur les causes de la dévastation, listant ce qui fait hélas notre actualité : surpêche, rejets de polluants, océan de déchets flottants, acidification des eaux... Les bases de « Mers Mortes » sont on ne peut plus plausibles, et quiconque s’intéresse à la cause animale n’aura, hélas, aucun mal à se figurer les spectres, requins mutilés de leurs ailerons, dauphins épuisés, poissons asphyxiés, cétacés dépecés... Il faudra du temps à Oural pour réaliser la réalité des marées et du comportement des fantômes. Le temps nécessaire au lecteur pour le même cheminement.
Le temps de croiser les pires spécimens de l’Humanité encore vivants. En bon post-apo, le roman n’échappe pas à la règle : la loi de la jungle règne partout, et si les pirates semblaient de dangereux prédateurs au début de l’histoire, ils frotteront à bien pire dans leur quête. Quand il s’agit d’affronter un ennemi invincible, l’homme est capable de bien des ruses et des bassesses pour survivre...
L’aventure, haletante, est entrecoupée de moments calmes, presque de grâce, entre les marées. Moments durant lesquels Oural apprivoise l’équipage, succombe au charme trouble de Bengale, découvre un monde dévasté et un microcosme bien vivant d’âmes écorchées. L’amour, comme dans les autres romans d’Aurélie Wellenstein, est ici chose complexe, ou très simple, débarrassée pour partie des carcans sociaux. Si Oural surprend le capitaine dans une danse intime avec Amazone, sa seconde, la jalousie que cette dernière lui porte n’a pas à voir qu’avec son pouvoir. Oural, dans sa naïveté, sa fougue, fait écho à la détermination, au fardeau christique de Bengale.
Leur similitude est accrue par leur lien avec le monde des spectres. Leur pouvoir respectif, bien sûr, mais aussi le lien d’Oural avec Trellia, une delphine, qui trouve son reflet... Je ne dis rien, vous le découvrirez bien.
Au fil des pages, Aurélie Wellenstein brosse un paysage sans complaisance de notre monde dans les années à venir si nous ne changeons rien. S’il n’est pas trop tard pour changer. « Mers Mortes », quête folle, course après un espoir de tout réparer, une épreuve de pure foi, ou bien un piège pour achever les dernières miettes de l’Humanité ? Méritons-nous d’être sauvés ? A quel prix ? La dramaturgie est à son comble jusque dans les dernières pages, là aussi un motif récurrent chez l’autrice. Pour notre plus grand plaisir. On entend presque les grandes orgues, chants de baleines sur fond d’aurore boréale. On pourrait craindre l’excès, il est alors nécessaire.
Intelligent, épique, sensible, « Mers Mortes » est un bijou, un cristal de sel, captivant et scintillant, corrosif si on n’y prend pas garde. Une mise en garde écologique palpitante, horrifiante, éprouvante.
Un magnifique roman, encore une fois.
Titre : Mers mortes
Auteur : Aurélie Wellenstein
Couverture : Aurélien Police
Éditeur : Scrineo
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 363
Format (en cm) :
Dépôt légal : mars 2019
ISBN : 9782367406602
Prix : 17,90 €