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Redrum
Jean-Pierre Ohl
Gallimard, Folio SF, science-fiction, 240 pages, janvier 2019, 7,90€


« L’amphithéâtre s’illumina. Pendant quelques secondes, la bouteille d’eau posée sur la table vibra et bouillonna, comme si toute la neige de la steppe russe venait d’y infuser ; des grognards se superposèrent aux fauteuils vides telle une assemblée de morts-vivants. »

Stephen Gray, spécialiste de cinéma ancien, et plus encore de Stanley Kubrick, est invité par un milliardaire énigmatique à participer à un colloque sur la petite île britannique de Scarba, dont sa famille est originaire. Sur cette île isolée, où lui et quelques confrères du même acabit, qu’il connait pour les avoir croisés à l’occasion de symposiums ou de colloques, sont accueillis par des sosies de femmes fatales du cinéma en noir et blanc, tout apparaît trop beau pour être vrai : leurs hôtesses, leurs pavillons d’accueil, et une bâtisse véritablement extraordinaire. Conscient de n’être ni une personnalité médiatique ni une star universitaire, mais un érudit modeste dont l’essai sur Kubrick n’a pas été si remarqué qu’il l’aurait souhaité, Stephen Gray, en son for intérieur, garde au moins en partie la tête froide et s’étonne d’un tel privilège et d’un tel honneur.

On s’en doute : lorsque vous êtes invité à une battue dans une société qui n’est pas la vôtre, l’honneur qui vous est fait pourrait bien être celui que l’on accorde à la proie. Tout l’art de Jean-Pierre Ohl, pratiquement dès les premières pages, est d’instiller une angoisse trouble dont on ne parvient pas à déceler l’origine, mais qui, sous le badinage très classique – accords et désaccords, complicités et détestations des experts entre eux – est bel et bien là. Difficile de ne pas être effleuré ici par un souvenir des « Chasses du Comte Zaroff  » (Ernest B. Schoedsack, 1932, d’après Richard Connell), , là par une réminiscence de « L’île du docteur Moreau » de Wells. Il y aura en effet plus d’un rapport. Et l’on songe très tôt à la fameuse île des morts, que l’auteur mentionnera dans la dernière partie du récit.

Inquiétude, donc : Onésimos, le milliardaire, retiré dans un yacht au large de l’île, n’apparaît jamais, ne leur parle que par machines interposées. La bâtisse, immense, luxueuse, insaisissable, avec salons, salles de projection, dédale souterrain, portes blindées, apparaît entièrement automatisée – mentionnons au passage une « machine à créer du néant » qui en dit long – et comme une antichambre complexe menant à quelque chose d’effrayant. Il y a indiscutablement dans « Redrum  », avec ce lieu singulier, mais aussi les descriptions répétées de l’île, un arrière-goût inquiétant d’hôtel Overlook, un avant-goût d’obsession ballardienne pour le topos – on le comprendra mieux par la suite, et l’on ne s’étonnera guère que parmi les invités l’on trouve un couple dénommé comme étant les « époux Ballard ».

« Je ne pensai même pas à fuir. C’était une horreur à laquelle on ne peut échapper. Un cauchemar qui vous saisit au matin, quand la lumière entre par la fenêtre et que vous croyez avoir vaincu les fantômes de la nuit. »

Les amateurs de Kubrick le savent : « Redrum  », c’est « murder » à l’envers. Il y a indiscutablement mort et meurtre dans cette histoire : si Onésimos est milliardaire, c’est parce qu’il a inventé la « Sauvegarde », procédé permettant de conserver la personnalité des vivants après leur mort. Dans ce jeu contre nature, rien n’arrête Onésimos : la Sauvegarde, oui, mais aussi mieux : la Restauration. Mieux que faire revivre les morts, les améliorer. “Je lui ai redonné son lustre, sa richesse, sa profondeur” , explique-t-il à Stephen Gray en le mettant en relation avec la personnalité de sa mère défunte. Qui l’avertit de s’enfuir tant qu’il en est encore temps.

On s’en doute : tout ira de mal en pis. Tout sombrera dans le faux. La frontière entre réel et simulacre s’abolira. Hôtesses pas réellement humaines, protagonistes douteux, pièges insensibles, bascules mentales, Gray est entré sans le savoir dans un labyrinthe soigneusement conçu. La mort se tapit à chaque angle, tantôt sous forme humaine, tantôt sous forme inhumaine. Et revient à l’esprit cette femme d’une banalité extraordinairement inquiétante, qui, ayant gagné le droit de voyager à vie à bord du bac amenant les passagers à l’île de Scarba, y est perpétuellement présente, sans jamais mettre le pied sur l’île elle-même, et qui pourrait bien n’être autre qu’une authentique psychopompe.

Lointain écho du « Château des Carpathes » de Jules Verne, héritier plus direct de « L’Invention de Morel » de Bioy Casarès (le personnage invité sur une île, les entités factices, sans oublier qu’un des personnages de « Redrum » est dénommé Morel), dont il porte les enjeux, développements technologiques aidant, à une dimension supérieure, « Redrum  » est aussi, sur un versant et une tonalité plus ouvertement littérature blanche, une déclinaison des thématiques vertigineuses de la science-fiction : intuitions dickiennes, intersection trouble entre simulacres et réel, interrogations sur les entités construites posant, encore et encore, l’éternel problème de Turing. Impossible de ne pas voir ici et là l’ombre de William Gibson, avec notamment la malédiction du « trait-plat », sans compter qu’une phrase comme “Dédale de circuits imprimés sous un ciel parcouru d’impulsions électriques.” apparaît furieusement gibsonienne, et n’est pas sans faire penser à la fameuse séquence d’ouverture de « Neuromancien  ».

Histoire de progrès technologique, histoire d’individu sombrant en lui-même au cœur d’un monde qui sombre lui-même – le contexte géopolitique n’est pas anodin – « Redrum  » est aussi une histoire de captivité et de piège, de crime sans cadavre, et d’enfer, ou de purgatoire, fabriqué de toutes pièces. Modèle de densité et de concision, traduisant l’irruption d’un futur qu’en se passionnant trop pour le passé l’on n’a pas su voir venir, « Redrum  », qui affiche clairement ce qu’il doit à ses prédécesseurs, n’a pas la prétention d’innover, mais, en reprenant des thèmes abordés par la science-fiction, en les tissant entre eux de manière subtile, propose une fable sur la nature de la conscience, sur le cogito ergo sum, bien plus efficace que certains romans de ses prédécesseurs cyberpunks. Dans un monde où la technologie demeure invisible, où se floutent les motifs et la nature même du réel, « Redrum  » fait basculer la science-fiction, déjà au cœur de notre présent, dans l’abîme métaphysique de l’épouvante.

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Titre : Redrum
Auteur : Jean-Pierre Ohl
Couverture : Pascal Guédin
Éditeur : Gallimard (édition originale : L’Arbre Vengeur, 2012 )
Collection : Folio SF
Site Internet : page roman
Numéro : 625
Pages : 240
Format (en cm) : 11 x 17,8
Dépôt légal : janvier 2019
ISBN : 9782072792779
Prix : 7,90 €



Hilaire Alrune
11 mars 2019


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