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Cachées par la forêt
Eric Dussert
La Table Ronde, essai, 574 pages, octobre 2018, 22 €

Il y a quelques années, Éric Dussert avait publié à la Table Ronde un très bel ouvrage, « Une forêt cachée – 156 portraits d’écrivains oubliés », véritable mine d’auteurs et d’auteures nés ou nées entre 1566 et 1945, véritable filon de textes rares, pour certains disponibles mais ignorés, pour d’autres réédités dans l’indifférence, pour d’autres encore accessibles grâce aux numérisations effectuées par la Bibliothèque Nationale. « Une forêt cachée » apparaissait ainsi comme une malle aux trésors, une profusion de pistes à suivre pour les amateurs de belle prose et de récits étonnants. Pourtant, la mesure n’était pas complète : dix-sept femmes seulement sur ces cent cinquante-six portraits, la République des Lettres n’aurait-elle pas été quelque peu misogyne ? Les siècles passés, semble-t-il, ne l’ont pas été tant que ça puisqu’il a été possible à Éric Dussert d’exhumer parmi la gent féminine autant de plumes de qualité : avec « Cachées par la forêt, 138 femmes de lettres oubliées », non seulement justice est faite, mais l’on arrive au-delà du compte, les deux volumes totalisant désormais plus d’écrivaines que d’écrivains.



Des poétesses, des journalistes, des essayistes, des romancières, des auteures de comédies, de fables et d’épigrammes, des militantes, des voyageuses (parmi lesquelles Adèle Homaire de Hell, 1819-1883, dont le patronyme, que les misogynes liront « Adèle, oh merde, elle ! », suffit à donner des envies de lecture), une horlogère férue d’aphorismes (Marie von Ebner Eschenbach, 1830-1916), une naufragée de la Méduse (Charlotte Adélaïde Dard, 1798-1862), une empoisonneuse (Marie Lafarge, 1819-1883), une fusillée (Renée Lafont, 1877- 1936), une syphilitique (Louise-Hervieu, 1878-1954), une journaliste morphinomane et femme d’affaires tendance gonzo (Nelly Bly, 1864-1922), une amputée mammaire volontaire (Maryse Choisy, 1901-1979), une mystificatrice qui dupa Pierre Loti (Marie Héliard, alias Marc Hélys), une nobélisée disparue des mémoires (Grazzia Deledda, 1871-1936), une archéologue au nom prédestiné (Marthe Oublié, 1901-1941) et bien d’autres encore. La variété de ces tableaux, on le devine, ne saurait être résumée en quelques lignes.

On trouve donc dans « Cachées par la forêt  » un bel éventail créatures nées entre l’an 825 et l’année 1967 et appartenant à toutes les catégories de la littérature. Vaste galerie de plumitives de haut vol (ou parfois de basse-cour), pour la plupart oubliées ou très peu connues, « Cachées par la forêt » apparaît comme une véritable maison close littéraire que l’amateur, incité à choisir selon ses goûts, pourra parcourir à son rythme et dans la plus entière discrétion.

Impossible, il est vrai, de ne pas céder aux charmes de ces femmes qui ont mille talents et mille arguments pour séduire, et ceci d’autant plus que l’auteur a l’art et la manière de les présenter. De chacune d’elles, il brosse en quelques pages un tableau érudit qui jamais n’oublie le contexte, et ce faisant renvoie à l’environnement non seulement littéraire, mais aussi historique et social, les mondes successifs de ces écrivaines qu’avant l’irruption de l’écriture inclusive l’on pouvait encore qualifier d’écrivains. S’il pratique souvent une ironie bienveillante, par exemple lorsqu’il parle de “machiavels en jupon”, ou parfois plus cruelle, comme au sujet de cette téléphoniste qui “connut la tragédie du second roman qui renvoie son auteur dans le noviciat définitif” (Henriette Valet, 1900-1983), cet humour toujours bienvenu s’applique plus souvent aux critiques et aux contempteurs de ces dames qu’à leurs œuvres mêmes, et ne manque jamais de dénoncer les opinions préconçues ou les avis biaisés des uns et des autres.

Pour ce qui est des amateurs de littératures de genre, ils retrouveront à travers ce volume des pistes intéressantes, des noms peut-être déjà en train de sortir transitoirement de l’oubli, comme Karin Boye (1900-1941) et sa remarquable « Kallocaïne  » récemment exhumée par Les Moutons Électriques, Thea von Harbou (1888-1954) dont les éditions Terre de Brume ont réédité « Métropolis  » et « Une femme dans la lune », Ethel Mannin (1900-1984), dont « Lucifer et l’enfant » est également réédité chez Terre de Brume, Marianne Andrau (1905-1998), et même Christine de Pizan (treizième siècle), dont on découvrira un avatar futur dans « Le Roman de Jeanne » de Lidia Yuknavitch.

Reste que l’on ne saurait s’arrêter aux cadres et aux frontières et que tout un chacun pourra feuilleter utilement cet essai. Un volume qui ne se lit pas d’une traite mais auquel il faut absolument revenir à ses moments perdus car on y trouvera plus d’une piste, plus d’une envie, plus d’une incitation à aller à la découverte d’œuvres injustement méconnues, injustement oubliées, et qui le plus souvent n’ont perdu ni leurs qualités ni leur pertinence. Tout comme son prédécesseur « Une forêt cachée », ce « Caché par la forêt » ouvre de nouveaux horizons, éclaire d’anciens territoires, cartographie, à travers continents et époques, un monde en partie dissimulé, racines et rhizomes si proches de la surface qu’il ne tient qu’à nous de les redécouvrir, floraisons dissimulées dans l’ombre qu’il ne tient qu’à nous de ramener à la lumière.

Titre : Cachées par la forêt
Auteur : Éric Dussert
Couverture : Cheeri
Éditeur : La Table Ronde
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 574
Format (en cm) : 12,5 x 19
Dépôt légal : octobre 2018
ISBN : 9782710377146
Prix : 22 €


La Table Ronde sur la Yozone :

- « Vagabondages littéraires dans Paris
- « Le Club des longues moustaches » de Michel Bulteau
- « En remontant le boulevard » de Jean-Paul Caracalla
- « César Capéran ou la tradition » par Louis Codet
- « Quinzinzinzili » de Régis Messac
- « Un peu tard pour la saison » de Jérôme Leroy
- « La Nuit des chats bottés » de Frédéric Fajardie
- « Journal de Gand aux Aléoutiennes » de Jean Rolin
- « Daimler s’en va » de Frédéric Berthet
- « Je connais des îles lointaines » de Louis Brauquier


Hilaire Alrune
29 novembre 2018


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