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Rétrograde
Peter Cawdron
Denoël, Lunes d’Encre, traduit de l’anglais (Australie), science-fiction, 297 pages, octobre 2018, 21€


Dans un futur proche, la mission « Mars Endeavour » établit une colonie sur Mars pour conduire une série de projets scientifiques. Au total, ce sont cent vingt personnes établies dans des structures contiguës, à effectifs sensiblement égaux : un module américain, un module chinois, un module russe, et un module eurasiatique (Royaume-Uni, Israël, Inde). Mais le pire survient : sur Terre, une série de vingt attaques nucléaires détruit vingt grandes villes à travers le globe. Les transmissions sont mauvaises, les informations fragmentaires, nul ne sait qui a attaqué. Le ravitaillement de la station est compromis. Les cent vingt colons se retrouvent donc livrés à leur sort, en attendant que la situation sur Terre se clarifie.

Ce début de roman est donc prometteur, et l’on s’attend à un passionnant « survival » unissant une équipe de scientifiques disposant de toutes les compétences pour s’organiser au mieux et trouver des solutions. Hélas, ce roman prend de toutes autres directions, et accumule rapidement tant de défauts et d’incohérences qu’il nous apparaît difficile d’en faire une chronique complète. Nous nous contenterons donc de noter ci-dessous quelques points incompréhensibles ou heurtant le lecteur.

Des défauts nombreux et trop évidents

Premier point, le repliement de chaque communauté martienne sur elle-même, chacune considérant d’emblée les autres entités de la colonie comme hostiles et partie prenante dans la guerre terrestre : des réactions bien peu vraisemblables alors que les scientifiques partagent des ressources communes. Ainsi, des américains vont dès les premières heures voler le matériel du dispensaire (alors que les compétences chirugicales sont dans les autres équipes…), et jamais il n’est question d’un bilan précis de ce qui est disponible en termes d’énergie, d’oxygène, d’aliments, des ressources à prioriser, à économiser, à rationner. Le lecteur a bien du mal à comprendre. D’autres réactions des protagonistes apparaissent totalement hors de propos : des scientifiques, des gens entraînés et sélectionnés pour leur résistance et leur stabilité psychologiques – l’auteur, à l’occasion de flash-backs, revient d’ailleurs régulièrement sur ces entraînements – sont loin d’en faire preuve, plusieurs d’entre eux basculant instantanément dans une théorie du complot que rien ne vient justifier.

L’incapacité de l’auteur à trouver des éléments crédibles pour amener ses personnages dans des situations difficiles est manifeste. Ainsi de la scène où la narratrice se retrouve à court d’oxygène à distance de la base : alors qu’une check-list de départ complète est bien respectée et contrôlée, ladite narratrice, contrairement aux procédures, s’éloigne seule à bord du rover sans susciter la moindre réaction de la part du contrôleur. On apprendra plus loin que les réserves d’oxygène n’avaient pas été refaites : que l’oxygène ne fasse pas partie de ce que l’on contrôle avant le départ est au-delà de l’invraisemblable. Enfin, impensable également, les alarmes se mettent en route à plusieurs reprises et la narratrice les éteint sans même chercher à connaître le motif de leur déclenchement.

Compétences et autres éléments apparaissent comme de véritables « Deux ex-machina » : alors que la narratrice est à l’agonie, arrive un personnage dont on nous précise la fonction : “Danielle est médecin généraliste à Boise, dans l’Idaho, mais elle étudie la paléovulcanologie sur Mars, et son deuxième rôle dans la colonie est infirmière” : belle coïncidence, et on notera la simultanéité : être en même temps médecin dans l’Idaho et paléovulcanologue sur Mars (l’engagement sur la mission est de dix ans), à quelques cinquante-cinq millions de kilomètres de distance, c’est fort. Sur cette thématique comme sur d’autres, on a plus d’une fois l’impression de voir des extraits de série télé recyclés : la scène suivant l’apparition de Danielle commence ainsi : “Branchez un scope. Je veux des relevés de ses tension artérielle fréquence respiratoire, fréquence cardiaque et saturation.Peter Cawdron a vu des épisodes de la série « Urgences » quand il était petit, et tient à le faire savoir.

Le lecteur sera frappé par les sommets de philosophie atteints par les personnages. “Toutes les guerres prennent fin un jour, déclare Connor dans un trait de sagesse qui défie l’instant présent.” Ou encore : “Tout le monde meurt, réplique Connor en s’arrêtant pour le regarder dans les yeux. Personne ne veut l’admettre, mais c’est la vérité. On ne peut pas fuir la mort éternellement.” Le lecteur trouvera d’autres perles et d’autres enseignements du même type : « Rétrograde  », c’est Paolo Coelho sur Mars. À moins que ce ne soit André Comte-Sponville dans l’espace. La psychologie de feuilleton-télé n’est pas en reste et amenée un peu n’importe comment : par exemple (chapitre dix encore), le dialogue entre Michelle et la narratrice, façon confidences sur leur famille et leur passé, véritable cliché, évoque irrépressiblement quelque rituel de construction censé donner corps aux personnages. C’est trop tard, on est déjà plus qu’à mi-roman.

Plus d’une affirmation arrive en contradiction totale avec ce qui s’est passé jusqu’alors ; ainsi peut-on lire, une fois encore au chapitre dix : “ Les gens s’entraident. Plutôt que de faire ressortir la pire part de nous-mêmes, c’est la compassion qui brille à travers le chaos. Au moment même où la paranoïa devrait prédominer, les colons gardent la tête froide”. La narratrice n’a pas dû lire les chapitres précédents. L’auteur non plus. Enfin, et là n’est pas le moindre défaut, le ressort fondamental de l’intrigue, sa « révélation » est tout simplement inacceptable. Nous ne dévoilerons pas l’entité/la personne responsable des attaques nucléaires, mais rien n’est logique dans sa démarche : si elle voulait se débarrasser de l’humanité, dans la mesure où elle s’est montrée en mesure de lancer des missiles nucléaires où elle voulait, rien ne l’empêchait d’en finir d’un coup au vu de l’arsenal mondial. La suspension d’incrédulité a ses limites.

Et des qualités ?

Un peu moins de trois cents pages, « Rétrograde  » se lit vite. Un soupçon de hard-science pour permettre aux marchands ou aux crédules de faire entrer ce livre dans une catégorie précise, sans excès pour ne pas lasser. L’auteur a pris soin de se renseigner sur certaines caractéristiques physiques de la surface martienne et en nourrit son intrigue sans trop l’alourdir, ce qui permettra au lecteur de s’instruire au passage. Le récit ne souffre pas vraiment de temps mort, la paranoïa du début ne tarde pas à céder le pas à une angoisse justifiée par des éléments concrets, et l’on passe, d’un « survival » sur une base perdue à la surface d’une planète inhospitalière, à un huis-(presque) clos dans une base d’étendue réduite hantée par un ennemi invisible – non pas le célébrissime huitième passager, mais le cent-vingt et unième. Cette multiplicité de thématiques, cette ligne directrice fluctuante font immanquablement penser à ces films ou séries qui recyclent en mélangeant des thèmes classiques : on a en effet ici un peu de tout, l’apocalypse nucléaire, la colonie perdue, la scène de sauvetage, les robots agressifs, l’androïde tueur, etc., un mélange qui, une fois que l’on a compris qu’il ne fallait pas s’arrêter aux incohérences, permet de savourer ce roman sans prétention comme on regarde un film de divertissement.

Au final

Au final, le lecteur habitué à une littérature de l’imaginaire de qualité – et au niveau d’exigence de la collection Lunes d’Encre – restera tout de même perplexe sur ce récit qui évoque irrépressiblement un film de seconde catégorie des années quatre-vingts ou une série télé écrite par des scénaristes peu consciencieux. Et il nous apparaît bien imprudent de la part de l’auteur d’évoquer dans la postface le « Seul sur Mars » d’Andy Weir, suscitant ainsi une comparaison qui ne peut que tourner au désavantage de « Rétrograde  ». Les amateurs de science-fiction facile et peu dépaysante, les lecteurs peu critiques et peu exigeants pourront lire ce «  Rétrograde » sans s’ennuyer – ni sans s’user outre mesure les neurones. Notons, pour finir, que l’on trouve dans le premier chapitre la formulation « glissement de temps sur mars », qui est une référence dickienne évidente : soit elle existait dans le texte original et n’était pas pertinente, soit elle est due à quelque facétie du traducteur, qui aura lui aussi eu du mal à prendre ce roman au sérieux.


Titre : Rétrograde (Retrograde, 2016)
Auteur : Peter Cawdron
Traduction de l’anglais (Australie) : Mathieu Prioux
Couverture : Studio Denoël
Éditeur : Denoël
Collection : Lunes d’Encre
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 297
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : octobre 2018
ISBN : 9782207142059
Prix : 21 €


La collection Lunes d’Encre sur la Yozone :

- « Conséquences d’une disparition » de Christopher Priest
- « Dans la toile du temps » d’Adrian Tchaikovsky
- « Autonome » d’Annalee Newitz


Hilaire Alrune
25 octobre 2018


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