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Arcadia
Fabrice Colin
Bragelonne, collection Steampunk, 413 pages, septembre 2018, 9,90€


« Sur la table près de la fenêtre, la partie d’échecs laissée en suspens par Gustave Moreau vient de prendre fin. Plus de blancs, plus de noirs. Les pièces se sont désagrégées en une poudre couleur mer profonde. »

Dans un Paris futur mystérieusement déshabité, où ne ne demeurent plus que quelques milliers de personnes, où des originaux vivent dans des nacelles suspendues à la tour Eiffel, Alexandre, Guillaume et Esthel, de jeunes esthètes, ont élu domicile dans des appartements luxueux, des suites abandonnées, la maison de Gustave Moreau. Dandyesques, férus d’art, tout particulièrement admirateurs de l’époque victorienne, ils se laissent vivre, s’interrogent sur ce monde où d’étranges singularités, comme la descente itérative de la Seine par un inquiétant vaisseau fantôme, font des raids sur une Rome également déshabitée, s’interrogent, indécis, sur ce monde et sur eux-mêmes. Dans cette dérive des êtres et des choses, bien des éléments, ils en sont conscients, leurs échappent.

« Arcadia est aussi un monde de strates, de profondeurs. (…) Lorsque vous arpentez les rues de Londres, c’est le sol du vieux monde que vous foulez, le monde qui ne meurt jamais. »

En parallèle, un autre monde, une époque victorienne qui elle-même apparaît double. Ternemonde, le réel, opposé à Arcadia, l’éternel. Où subsistent pour l’éternité les grands artistes tels Alfred Tennyson, Dante Gabriel Rossetti, William Morris, ou Ellen Terry, et qui tous révèrent tout autant Keats que leurs avatars du Paris du vingtième siècle. Arcadia, Ternemonde, l’époque idéalisée comme avers, l’époque réaliste, avec ses injustices et ses crimes, comme revers. Une ère victorienne comme une figure de Janus, comme son reflet à travers un miroir très sombre.

« Une commode encombrée d’un fouillis de paperasses, trois lunettes montées en équilibre, des pots de faïence ébréchés, des fleurs séchées, des fleurs fanées, un boudoir et deux fauteuils de velours où deux créatures à tête de lion et de licorne jouent aux échecs, tasse de thé en main (…) »

Puisqu’il est question de miroir, impossible de ne pas mentionner celui que tous les lecteurs attendent, et qu’ils retrouvent dans son repaire, parmi ses machines, mais aussi des animaux parlants, le lapin, des dodos, des wombats. Mais le monde de l’auteur d’« Alice  » est à la fois magique et dangereux – le Jabberwock, ou Jabberwocky, y rôde bel et bien. Et Lewis Carroll y est également l’auteur des « Carnets interdits du professeur C. Dodgson  » dont s’inspire un authentique – et historique – artiste psychopathe. Autre apocryphe, « Le Monde bicéphale », de Darwin décrit les animaux comme étant les seuls capables de percevoir le monde double. Deux mondes, donc, deux côtés opposés d’un miroir, avec entre les deux quelques passages, peut-être, et quelques individus capables de percevoir l’autre face, voire même de s’y aventurer. Et l’on notera au passage la très belle idée d’un Musée des Correspondances entre ces deux univers.

« L’homme qui gît derrière ces voiles est un cas unique au monde (…) Cette forme noire, recroquevillée sur ses rêves, son silence : un reliquat de vie charnelle dont la cohérence physique n’est plus assurée que par les pensées de ceux qui le connaissent ; le témoin d’un royaume à l’agonie. »

La reine Gloriana, avec Tennyson comme premier ministre, il fallait y penser, mais aussi à Albertus, prince ressuscité, et à Ethan Jokes – les érudits détecteront l’anagramme – fils adoptif d’Albertus : le presque fantôme et l’à-peine humain. D’étranges personnages, tantôt acteurs et tantôt spectateurs d’une lutte qui se devine plus qu’elle ne s’écrit, des efforts que fait un étrange homme à lunettes bleutées – à se demander si l’étrange neige elle aussi bleutée qui fait s’interroger les uns et les autres n’est pas une émanation de sa propre vision – pour réunir les deux mondes, pour ramener de la magie dans le réel. Une lutte qui, plus qu’un véritable enjeu, est prétexte à une incessante floraison d’images.

« C’est l’histoire d’un autre monde, raconte l’homme. Un monde connu de tous mais qui ne se visite qu’en rêve. Une rivière y coule : Lethe est son nom. C’est là que viennent se ressourcer les esprits dormeurs, là qu’ils viennent se nourrir. Ce n’est pas de l’eau qui court, ce sont des songes. Des milliards de songes mêlés. »

Floraisons d’images et de visions : de James Barrie, de Lewis Carroll, des peintres préraphaélites, des poètes, mais aussi de leurs égéries. Une peinture qui s’exerce sous des influences spirites, et qui résume très bien ce qu’est « Arcadia  » : une œuvre, au sens littéral du terme, inspirée. Inspirée par les artistes cités plus haut mais aussi par bien d’autres – le peintre John Edward Godward, Frédéric Leighton, John Tenniel pour ne citer qu’eux – par des influences plus anciennes – la Table Ronde, Excalibur, Arthur, Merlin, Mordred – et par une musique de fond, « Les Planètes » de Holst.

« L’homme qui se trouverait derrière lui à cet instant pourrait le voir marcher encore vers le fond du couloir, puis tout deviendrait sombre, et sa silhouette se fondrait dans le décor, à peine plus qu’une ombre, tout juste moins qu’un fantôme dont la présence aurait – un temps peut-être – effleuré la texture fragile du réel. »

On reproche à l’« Arcadia  » de Jacques Sannazar, alias Jacopo Sannazaro, terminé au tout début du seizième siècle, de ne pas constituer un récit suivi, d’être quelque peu décousu, de ne pas être structuré par des relations entre les personnages. Ce reproche a été également fait à l’« Arcadia  » de Colin. Mais c’est ce qui fait toute la magie et toute la singularité de cette œuvre. Pas de tics narratifs, pas de recettes, pas de standards d’ateliers d’écriture, pas de clichés, pas de figures imposées, pas de recherche de rebondissements à tout prix, mais une lente dérive au gré des figures artistiques, des personnages historiques, des inspirations conjuguées. La trame, cette lutte pour la fusion entre deux mondes, entre ce réel auquel la magie a été arrachée et l’univers des grandes figures artistiques de l’époque victorienne, si elle en dit long sur le sentiment d’un jeune lettré au sujet de tout ce qui a été perdu, n’est que prétexte à une divagation poétique, à un incessant carrousel d’images – qui pourra faire penser, pour certains, aux très beaux romans de Michal Ajvaz, « L’Autre ville » et « L’Âge d’or  » -, un récital d’influences qui compose une musique très personnelle. En ce sens, cet « Arcadia » de Fabrice Colin n’a pas vraiment d’équivalent, et fait assurément partie de ses réussites.

« J’ai pris le parti de dire que le garçon de vingt-six ans qui a rendu le premier jet d’Arcadia se battait contre un monstre que, dans l’incapacité d’abattre, il s’était résolu à séduire en lui racontant ses songes.  »

Une belle et riche préface de l’auteur revient sur le contexte particulier de l’écriture et de la réécriture de ces deux romans à presque vingt ans d’intervalle, le rôle déterminant de Stéphane Marsan (Mnémos puis Bragelonne) dans l’émergence de la « fantasy » française à l’aube du second millénaire, et la démarche choisie par l’auteur, ou imposée par les muses, par les goûts, les obsessions, les admirations. Un « dramatis personae » des correspondances et des notules biographiques consacrées aux préraphaélites et aux principaux personnages (Sir Lawrence Alma-Tadema, James Matthew Barrie, Edward Burne-Jones, Richard Dadd, Charles Lutwige Dodgson, Théodore Gustav Holst, John Keats, Sir John Everett Millais, Jane et William Morris, Dante Gabriel Rossetti, John Ruskin, Algernon Swinburne, Alfred Tennyson, Ellen Terry, James Tissot, John William Waterhouse, Virginia Woolf) viennent compléter l’ensemble. Une préface, deux romans, des annexes : on regrettera l’absence criante de table des matières. Mince reproche pour un volume fascinant, envoûtant, mémorable, un de ces livres trop rares qu’à peine refermés l’on se promet de relire.


Titre : Arcadia (Les Vestiges d’Arcadia et La Musique du sommeil)
Auteur : Fabrice Colin
Couverture : Noémie Chevalier / Adèle Silly
Éditeur : Bragelonne (édition originale : Mnémos, 1998
Collection : Steampunk
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 413
Format (en cm) : 12 x 18
Dépôt légal : septembre 2018
ISBN : 9791028105228
Prix : 9,90€



Hilaire Alrune
21 octobre 2018


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