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Passe-Miroir (La), tome 3 : La Mémoire de Babel
Christelle Dabos
Gallimard Jeunesse, roman (France), fantasy, 490 pages, mai 2017, 18€

Cela fait plus de deux ans et demi que Thorn a disparu et qu’Ophélie se morfond sur Anima, en faisant profil bas pour échapper aux Tuteurs. Lorsque Archibald vient l’en délivrer, grâce aux Roses des Vents, Ophélie hésite à rejoindre Berenilde et la petite Victoire. Elle veut poursuivre l’œuvre de son époux, peut-être le retrouver, et pour cela, remonter la piste de Dieu. Cela veut dire aller sur Babel, l’arche de Pollux et Hélène, où sont les archives du monde, dans le Mémorial.
Arrivée sur place incognito, sous le nom d’Eulalie, Ophélie déchante vite : La société babélienne, toute cosmopolite qu’elle soit, est régie par de nombreux codes, et l’accès aux précieux documents n’est pas à la portée de tous. La voilà contrainte d’intégrer les Filleuls d’Hélène et l’école des virtuoses, dont seuls les meilleurs ont accès à la réserve, sous la houlette du mystérieux Sir Henry. Prise en grippe par les autres élèves et la directrice, Ophélie va encore devoir faire preuve de force de caractère. Et garder les yeux ouverts, car les accidents se multiplient depuis sont arrivée...



Ce n’est que le tome 3, et je suis à court de superlatifs. L’univers de Christelle Dabos semble se développer davantage à chaque chapitre, chaque révélation remet en perspective le peu auquel nous pensions pouvoir nous raccrocher avec certitude. Après avoir chambardé le Pôle, réveillé un peu Farouk et défié Dieu en personne, Ophélie se retrouve sans amis ni alliés à Babel. Et ses espoirs de trouver des réponses sont très vite balayés.
Car à la différence du joyeux bazar d’Anima (et la fête des Tocandes en ouverture de ce 3e tome) ou des intrigues de clans du Pôle, Babel est une société très policée. Trop, même, comme on va le découvrir. Derrière le vernis d’entraide et de bien commun, Ophélie découvre la dictature du respect de la loi (on la dénonce pour être montée dans un bus sans ticket) et la chape qui pèse sur les esprits avec l’Index : des mots sont bannis, notamment ceux liés à la guerre, et les prononcer peut vous coûter aussi cher qu’user de violence. En apparence donc, tout va bien, parce que chaque contrevenant est rapidement escamoté...
Un autre problème agite la société babélienne : la recrudescence d’automates, inventés par Lazarus, qui remplacent les hommes pour les tâches pénibles ou peu qualifiées, reléguant un grand nombre de sans-pouvoirs au statut d’assistés, tandis que les descendants d’esprits de famille sont tous mis à contribution, pour le bien de la cité, qui pour faire voler les tramoiseaux, un tram aérien, qui pour faire varier la température... tout cela sous la coupe de LUX, un groupe de « généreux donateurs » de l’arche, qu’Ophélie comprend vite être des Tuteurs.
Ses rencontres avec Hélène, atteinte de difformité éléphantesque, et de Pollux, son exact opposé, confirme son soupçon : sur Babel, les esprits de famille sont aussi manipulés, et seulement capables de rares éclats de lucidité. Malgré une maîtrise très subjective de son talent de liseuse, moins des canons protocolaires du Mémorial, c’est grâce à Hélène qu’Ophélie peut devenir apprentie virtuose.

On aurait pu craindre que faire intégrer une école à son héroïne pousse l’autrice dans certains clichés de la littérature adolescente. Ce n’est pas le cas. Sauf si votre école est particulièrement rude. Ophélie subit brimades, mépris et suspicion. Puisque seul le meilleur de la promotion, un garçon et une fille, seront choisis, tous les coups sont permis, du moments qu’ils ne laissent pas de traces visibles... Et certains des avants-coureurs, le groupe de chercheurs d’Ophélie, sont des pouvoirs particulièrement utiles pour lui mener la vie dure. D’autant plus qu’elle dissimule sa véritable identité.

Bref, derrière les apparences de société idéale, multiculturelle, solidaire qu’on accueillait avec plaisir, nos illusions sur le chaos bon enfant d’Anima balayées, c’est la compétition, l’obéissance aveugle et l’imposition brutale de la pensée unique qui règnent. on en viendrait à regretter les intrigues bien carrées de la Citacielle. Une façon pour l’autrice de dénoncer une autre forme de dictature, celles de l’excellence et de la quête de la perfection, deux concepts trop lisses et trop extrêmes pour la nature humaine. C’est pourtant l’objectif de Dieu, et l’on découvre page après page tout ce à quoi il est prêt pour faire plier les gens à son idée.

On retrouve avec le Mémorial la grande thématique de la mémoire d’un peuple. Dans le volume du précédent, on avait entraperçu comment certaines archives du Pôle avaient malheureusement disparu corps et biens dans un naufrage, ou comment le musée d’Anima avait été purgé de tous les objets antérieurs à la Désolation et faisant référence à la guerre. C’est le cas ici aussi : en sus de deux esprits de famille amnésiques, le Mémorial est régulièrement épuré. Ce que les bibliothécaires -comme votre serviteur- appellent le désherbage se transforme ici en une destruction systématique des documents faisant référence à ce passé qu’on souhaite oublier et surtout faire oublier. Et tous ceux qui s’en approchent un peu trop finissent mal : Ophélie rencontre un autre Liseur qui a abandonné ses recherches, quant à la bibliothécaire un peu prompte à envoyer des livres à l’incinérateur...

« La Mémoire de Babel » est encore une fois un volume très dense, dans lequel les intrigues s’entremêlent autour d’Ophélie, au point de l’étrangler comme son écharpe animée, pour mieux nous perdre en hypothèses apparemment sans liens, alors que souvent Christelle Dabos s’amuse, via son héroïne, à orienter notre interprétation des événements. On ne s’en plaindra pas, car c’est ce foisonnement et cette densité qui donnent corps et logique à ce monde, et nous procure d’immenses satisfactions de lecture, frissons chauds ou froids dans le dos.

Un autre qui souffle le chaud et le froid, c’est Thorn. Car bien évidemment, Ophélie le retrouve. Ou plutôt vient se fourrer dans ses pattes. Plus glacial et détestable que jamais, il va pourtant, à sa manière, encore ouvrir des portes qu’Ophélie n’osera franchir, nous laissant sur des charbons ardents jusqu’à la dernière page.

J’en terminerai avec la petite Victoire, qui nous permet de garder un œil sur le Pôle, et dont les interventions permettent à l’autrice de placer notre regard à un autre niveau, dans un exercice d’écriture particulièrement réussi et efficace.

A l’issue de ce pénultième volume, on en saura beaucoup sur Dieu et l’origine des esprits de famille. Pas tout, ne rêvez pas, mais les esquisses des « Disparus du Clairdelune » prennent ici forme, presque prosaïquement, et non sans évoquer une influence des comics. Je ne vous en dis pas plus (et vous aviez peut-être deviné).

Que conclure, sinon qu’à 18 mois entre chaque volume l’attente nous paraîtra extrêmement longue pour avoir le fin mot de l’histoire ? Et voulons-nous que cette histoire s’arrête ? Rêvez-vous vraiment à un happy end, le croyez-vous seulement possible ?
Christelle Dabos sait parfaitement où elle va, et laissons-lui le temps de nous offrir une fin aussi époustouflante que l’ont été les 1500 pages qui l’auront précédée.
Patience, patience...

Edit : la chronique du 4e et dernier tome !


Titre : La Mémoire de Babel
Série : La passe-miroir, tome 3/4
Auteur : Christelle Dabos
Couverture : Laurent Gapaillard
Éditeur : Gallimard Jeunesse
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 490
Format (en cm) : 22,5 x 15,5 x 3,8
Dépôt légal : mai 2017
ISBN : 9782075081894
Prix : 18 €


La Passe-Miroir
1 : Les Fiancés de l’Hiver
2 : Les Disparus du Clairdelune
3 : La Mémoire de Babel
4 : La Tempête des échos


Nicolas Soffray
1er juin 2017


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