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Suréquipée
Grégoire Courtois
Gallimard, FolioSF, n°574, science-fiction, 160 pages, mars 2017, 6,90€

On sait peu de choses au sujet de Grégoire Courtois. Libraire de profession, il a publié trois romans aux éditions le Quartanier, installées au Québec. C’est le second de ces romans, daté de 2015, que Folio publie en France, sous une illustration de couverture de Frédéric le Martelot, dont l’inquiétante sobriété correspond parfaitement au contenu.



«  Bien entendu, il nous serait tout à fait possible de concevoir des véhicules organiques intégralement automatisés, sans commandes de direction, obéissant à la voix, et qui seraient infiniment plus sûrs que les modèles actuels, mais nous ne devons pas oublier que les voitures ont toujours été des instruments de mort.  »

Une automobile entièrement organique, c’est possible. Un mode de locomotion qui n’est pas tout à fait celui permis par la roue, totalement ignorée par le monde de la nature, mais bel et bien une automobile tout de même. Cent pour cent organique, la BlackJag emmène son propriétaire à bon port. Dans un futur qui a été secoué par la famine, elle ne consomme que des aliments spéciaux, ou même de simples déchets. Elle est plus sûre qu’un véhicule standard, mais les accidents restent possibles. Car, comme l’ont compris leurs concepteurs, “Le risque inhérent à la conduite automobile – les études le démontrent –, le conducteur l’a intériorisé. Mieux : il aime ce risque. (…) Retirez ce risque et vous retirerez une partie du plaisir de conduire.”

Comme un huis-clos, ce récit qui devrait avant tout parler de liberté et d’espaces extérieurs se déroule dans un laboratoire. Entre Fransen, le concepteur de la BlackJag, et Klein, huissier de justice, le courant ne passe pas tout à fait. La manœuvre ? Extraire de la BlackJag, dont le propriétaire a mystérieusement disparu, des souvenirs qui permettraient d’élucider cette énigme. Mais la voiture enregistre, elle ne se souvient pas. Ces enregistrements doivent être décodés par une autre machine, nommée Jane, dont on se demande si elle recèle ou non un part d’organique, et qui, littéralement, formule, traduit ces souvenirs. Mais – traduttore traditore – l’huissier n’est pas tout à fait persuadé que ces interprétations soient réellement fiables.

Cette ambiguïté ne manquera pas de se retrouver à chacun des niveaux de lecture du livre. Avec ces deux nouveaux protagonistes, qui peut-être ont une existence propre et peut-être n’en ont pas, on ne sait déjà plus si l’on est en huis-clos à deux, trois ou quatre personnages. Et les ambiguïtés ne font que s’accumuler, à travers les souvenirs-interprétations extraits de la BlackJag. Identités, langage, perception, rendu, réalité des faits, interprétation des consignes par la conscience, ou absence de conscience, de la création organique, naissance ou non du désir de bien faire, non similitude de la réponse ou de la traduction à la même question répétée, autant de zones de trouble, de flou, qui rendent l’enquête particulièrement difficile.

À travers cette succession de questions réponses, qui sont in fine autant de flash-backs, Grégoire Courtois tisse sa toile avec une pleine et entière maîtrise. Tout est conçu pour que le lecteur se pose des questions, auxquelles l’auteur apportera aussitôt une réponse. Du moins, pour les questions de détail. Quant à la résolution de l’énigme, il faudra attendre encore un peu. Une construction parfaitement maîtrisée, donc – on ne s’étonnera pas du fait que l’élément de la « bascule » du roman se fasse très exactement à la page quatre-vingts d’un roman qui en compte tout juste cent soixante.

« Aucun animal sur Terre ne possède autant de ressources lui permettant de percevoir le monde. La nature et l’évolution se contentent d’aller à l’essentiel. La nature, néanmoins, n’est pas aussi exigeante que notre clientèle. »

L’inévitable passage extrême et horrifique, trop peut-être, est, aussi bien pour l’auteur que pour le lecteur, à double tranchant. S’il est très logiquement amené, s’il frappe d’autant plus qu’on ne l’attend guère, il rompt avec la finesse qui prédominait jusqu’alors. Un morceau de bravoure et un jeu d’équilibriste pour Grégoire Courtois dans la mesure où il met en péril la fameuse suspension d’incrédulité, en raison notamment du fait que la machine organique, dont les perceptions sont vantées par son concepteur – confère la citation ci-dessus – n’en perçoive en réalité pas tant que cela. Un déficit de perceptions qui, avec habileté, a déjà été amené et mentionné maintes fois par l’auteur, mais qui interpelle à plus d’une reprise. On pourra aussi y lire un petit morceau d’anthologie d’humour noir, et le mettre en rapport avec une des scènes précédentes, celle de l’enregistrement n° 2109-06-06-001, elle aussi assez inattendue, assez novatrice, et passablement effrayante, dont on pouvait lire les prémices dans une autre scène encore.

« Tous les gènes de ce véhicule ont été minutieusement choisis, dosés, assortis selon un plan d’ingénierie extrêmement précis. (…) Ce n’est pas de la romance ou de la magie. C’est de la génétique. Cette voiture n’a aucun secret pour nous ; elle est un fait scientifique.  »

Un récit effrayant avec une automobile. Un véhicule qui ronronne sous la caresse. Un meurtre, peut-être. On pense tout de suite au « Crash » de J.G. Ballard ou au « Christine » de King. Les comparaisons ne seraient pas dénuées de motifs, mais la source de « Suréquipée » est plus ancienne. Que les sept lettres composant le nom de Fransen apparaissent, dans l’ordre, dans celui du plus fameux personnage de Mary Shelley ne doit sans doute rien au hasard. On trouvera dans « Suréquipée » des dizaines d’analogies avec le « Frankenstein » de Mary Shelley dont on peut dire qu’il constitue une déclinaison moderne, déviante, inquiétante. Un être vivant composite, fabriqué de toutes pièces, une conscience trouble, un éveil progressif, des perceptions qui s’affinent, une recherche de morale, de comportement à adopter, des hésitations, des interprétations, des doutes. Et des savants dont les prétendues certitudes ne pourraient être là que pour masquer des failles bien trop profondes pour pouvoir être comblées.

Dégraissé, émincé jusqu’à l’os, tiré au cordeau, avec tout juste cent soixante pages, « Suréquipée  » tranche, dans le bon sens, avec les pavés habituels. Pas un mot de trop, pas un détail superflu, pas une digression inutile. Une narration précise, calculée, astucieuse, une mécanique concise, économe, qui fait songer aux très courts romans à tendance policière de Friedrich Dürrenmatt. Avec « Suréquipée », en ayant à peine l’air d’y toucher, Grégoire Courtois appuie sérieusement sur l’accélérateur. Pas de doute : organique ou pas, c’est de la grosse cylindrée. C’est vite lu, ça pousse fort et ça décoiffe.


Titre : Suréquipée
Auteur : Grégoire Courtois
Couverture : Frédéric Le Martelot
Éditeur : Gallimard (édition originale : Le Quartanier, 2015)
Collection : Folio SF
Site Internet : page roman
Numéro : 574
Pages : 160
Format (en cm) : 18 x 11
Dépôt légal : mars 2017
ISBN : 9782072711206
Prix : 6,90 €



Hilaire Alrune
9 mai 2017


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