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Shikasta
Doris Lessing
La Volte, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), science-fiction, 474 pages, septembre 2016, 20€


Roman polyphonique, « Shikasta  » fait intervenir de nombreux narrateurs. Johore tout d’abord, défini comme subalterne de l’Armée des Travailleurs, envoyé en mission sur diverses planètes, notamment à Shikasta et en Zone Six, tour à tour comme membre du Détachement du Premier Temps, puis, après un intervalle de plusieurs millions d’années, comme émissaire dans l’Avant-dernier Temps. Taufiq ensuite, lui aussi émissaire, puis, à travers d’autres rapports, d’autres narrateurs encore. Des rapports, donc, des descriptions froides et cliniques d’existences dans lesquelles les émissaires de Shikasta interviennent à l’occasion, de façon souvent obscure, dans la destinée d’une planète lointaine. Des fragments, des notes, des communiqués, des conclusions, des extraits de traités historiques, des documents se succèdent ainsi pour composer une histoire qui s’étend sur des ères entières.

Dans sa volonté d’alterner passages réalistes, mythiques, historiques et poétiques, de mettre en scène au fil des éons des créatures tantôt indolentes et amnésiques, tantôt motivées et interventionnistes, de décrire ad libitum les structures ou le fonctionnement des sociétés, Doris Lessing en vient hélas à oublier le but fondamental de tout roman : raconter une histoire. La sociologie, l’ethnographie, l’évolution – autant de facettes qui, lorsqu’elles ne sont pas intégrées à un véritable récit, comme c’est toujours le cas chez un auteur comme Jack Vance, font facilement basculer le lecteur vers l’ennui, et ne suffisent pas à bâtir véritablement un monde. À vouloir trop développer sa trame de fond, Doris Lessing n’évite pas cet écueil – un défaut qui risque fort de faire décrocher la plupart des curieux dès la première centaine de pages.

Un rythme volontairement lent, un flou trop soigneusement entretenu pour ne pas être suspect : malgré des éléments « préhistoriques » étonnants, des doutes naissent peu à peu dans l’esprit du lecteur, et, très exactement au premier quart du roman, toute ambiguïté est levée. Shikasta n’est autre que la Terre, et ses indigènes sont bel et bien notre propre espèce, émergeant au sein d’autres entités qui de nos jours sont considérées comme entièrement imaginaires. Une espèce, notre espèce, donc, qui donne bien des soucis aux émissaires de Shikasta, d’autant que les influences néfastes d’une autre civilisation viennent singulièrement compliquer la donne.

S’ensuivra la description distanciée des soubresauts du vingtième siècle. Une dénonciation guère difficile de la folie des hommes, une série de biographies à travers lesquelles on reconnaîtra tantôt des archétypes et tantôt des personnages réels. Luttes des classes, difficultés sociales, aspirations révolutionnaires de cette jeunesse qui commençait par vivre « enfermée dans des cocons d’idées pures. » Force est d’admettre que ces longs passages ne sont pas toujours intéressants, d’autant plus qu’ils souffrent fortement de la comparaison avec les biographies et mémoires de révolutionnaires ou d’activistes – la littérature n’en manque pas ! – qui ont le double mérite d’être à la fois authentiques et passionnantes. Une partie qui est également prétexte à la dénonciation méritoire, mais à présent convenue, de capitalismes et colonialismes divers, notamment en Afrique, où l’on reconnaît très bien la situation du Zimbabwe où Doris Lessing a elle-même longtemps vécu.

Le vécu – c’est peut-être là le souci. On a l’impression que dans ce qui veut être un livre-monde, Doris Lessing a voulu en mettre trop. Trop, c’est-à-dire sans doute ce qui lui plaît, ce qui lui passe par la tête, ses émotions, ses réflexions, ses considérations sur ce dont elle est le témoin – et peu importe la justification de leur intégration dans le volume. On a ainsi, par exemple, un très beau passage de plusieurs pages sur les chats, dont on ne parviendra jamais à comprendre ce qu’il est venu faire là. Ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. Un ouvrage folâtre, donc, avec de beaux morceaux de prose, éminemment décousus et éminemment disparates.

« Shikasta  », malgré ses qualités, souffre donc fortement de sa structure. C’est un ouvrage d’histoire qui oublie les histoires et qui, pour cette raison, peine à emporter le lecteur. Intéressant mais ardu, « Shikasta  » apparaît donc comme une entreprise littéraire à part, mais aussi comme un chantier pas totalement abouti. Une œuvre singulière qui pour être appréciée demandera du temps – de véritables vacances, quelques jours d’oisiveté pleine et entière seront nécessaires pour mener à bien son exploration.

Les éditions du Seuil avaient publié « Shikasta  » dans les années quatre-vingt. Un second volume, sur les cinq que compte la série « Canopus in argo », avait suivi, mais l’aventure de cette traduction française s’était arrêtée là. On devine qu’il est difficile pour de tels ouvrages de trouver un large lectorat. La Volte, elle, semble avoir décidé d’aller jusqu’au bout. Affaire à suivre, donc, pour une œuvre à la fois ambitieuse et fortement singulière, écrite, rappelons-le, par une grande dame qui a obtenu le prix Nobel de littérature.

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Titre : Shikasta (Canopus in Argos : archives, 1979)
Auteur : Doris Lessing
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Paule Guivar’ch
Couverture : Corinne Billon
Conception graphique : Stéphanie Aparicio, Laure Afchain
Éditeur : La Volte (première édition : Seuil)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 474
Format (en cm) : 15,5 x 21
Dépôt légal : septembre 2016
ISBN : 9782370490292
Prix : 20 €



Les éditions La Volte sur la Yozone :

- « Chromozone » de Stéphane Beauverger
- « Le Déchronologue » de Stéphane Beauverger
- « La Zone du Dehors » d’Alain Damasio
- « L’Homme qui parlait aux araignées » de Jacques Barbéri
- « Les Noctivores » de Stéphane Beauverger
- « La Cité Nymphale » de Stéphane Beauverger


Hilaire Alrune
17 août 2017


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