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Sharakhaï, tome 1 : Les Douze Rois de Sharakhaï
Bradley P. Beaulieu
Bragelonne, fantasy, roman traduit de l’anglais (USA), fantasy orientale, 575 pages, aout 2016, 25€

Il y a quatre siècles, douze tribus du désert se sont sédentarisées et ont fondé Sharakhaï. Cela n’a pas plus aux autres, qui les ont accusées de trahir l’esprit des tribus. Il y eut une guerre, et avec l’aide des dieux, les douze tribus l’ont emporté. Leurs cheiks obtinrent l’immortalité et règnent encore sur Sharakhaï, d’une main de fer dans un gant d’acier.
Ceda est une jeune femme au passé trouble. Sa mère luttait en secret contre les rois, elle l’a initié au pouvoir des pétales d’adicharas, ces arbres aux épines toxiques qui poussent en dehors de la ville, qui décuplent les sens. Et puis un jour elle l’a abandonné, et le lendemain la gamine l’a retrouvée pendue à l’entrée des palais des rois, des symboles gravés dans la peau.
Des années plus tard, la gamine est devenue une guerrière émérite. Avec son ami d’enfance Emre, elle gagne sa vie comme messagère discrète, livrant paquet ou messages sans poser de questions. Mais cette livraison-là se passe mal : le client insiste pour qu’elle ait lieu juste avant Beht Zha’ir, la Nuit Sainte, durant laquelle les asirim rôdent en ville et prélève des « élus » au nom de leur roi.
Au mépris des règles, Ceda va suivre son contact jusqu’au vrai destinataire, le chef des Hôtes sans Lune, des rebelles qu’on qualifierait davantage de terroristes. Et quand Emre, porteur de l’autre moitié du colis, se fait attaquer, elle ouvre le colis, pour y trouver une gemme aux pouvoirs intrigants.
Et si elle tenait là l’occasion de venger sa mère ? ou bien de courir à sa perte elle aussi...



Bradley Beaulieu n’est pas un débutant, même si c’est là son premier livre traduit en français. De nombreuses excellentes idées font de ce pavé qu’est « Les Douze Rois de Sharakhaï » une vraie réussite.
La première est bien sûr la localisation : en ces temps où le moyen-orient évoque plus facilement le terrorisme que les vacances au soleil, la cité en plein désert, nœud culturel et commercial riche de son cosmopolitisme, est un cadre de rêve pour un roman de fantasy mêlant complots politiques et vengeance.

Sur le fond, l’auteur joue à plein avec des ficelles qui ont fait leurs preuves : chapitres flash-backs sur la jeunesse de Çeda, la mort de sa mère et celle du frère d’Emre. Cet entremêlement est purement éditorial, et il ne m’a pas semblé trouver d’échos entre passé et présent à l’endroit de leur insertion (sauf quant au passé de la boulangère, mais c’est secondaire...). Cela ne fait que lever le voile, fil après fil, sur ce qu’on pouvait supposer, et retarder un peu plus le déroulé de l’intrigue contemporaine. Classique mais redoutablement efficace.
La narration est essentiellement centrée sur Çeda, chaque chapitre illustré d’une fleur d’adichara (encore en bouton pour les flash-backs), ceux sur Emre écoperont d’un scarabée, on verra aussi un héron, agréable façon de signaler le changement de point de vue.
Autre ficelle : nous projeter dans un monde dont nous ne maîtrisons pas les codes. Mais Çeda ne les maîtrise pas tous non plus, car tout ce qui tourne autour des rois (jusqu’à leur identité) est entouré de mystère. Il y a donc un double apprentissage au fil des pages, le nôtre (à partir du bas) et celui de l’héroïne (d’un peu plus haut).
Il y a un grand basculement un peu après le milieu de l’ouvrage, qui laisserait envisager un projet de l’auteur de le couper en deux tomes. Les changements dans la vie de Çeda sont tels que l’impression saute aux yeux.
Voilà pour tout le mal que je pouvais en dire sur la forme, et c’est bien pour chipoter.

Sur le fond, on cherchera la petite bête en pointant des clichés dans les personnages (la super-guerrière au passé mystérieux) comme dans la trame (la grande révélation en fin de tome), mais ce serait nier qu’il existe des ingrédients indispensables à toute fiction dramatique.

Non, en toute bonne foi, je ne peux que me ranger derrière Stéphane Marsan, dont c’est le coup de cœur 2016 (après « Renégat », « Blood song » et « Les manteaux de gloire » les années passées) : « Sharakhaï » est un très bon roman, avec tous les atouts du best-seller (sans rien de péjoratif). L’intrigue est fouillée, les personnages nombreux mais sans excès, et avec de l’épaisseur, l’immersion immédiate et les découvertes graduelles. L’action est suffisamment dosée préférant laisser la part belle aux mystères, à leurs révélations et aux rebondissements qu’ils provoquent.
D’un bout à l’autre du roman, cela transpire la peur et le stress, tant parce que Çeda prépare sa vengeance contre un adversaire qu’elle sous-estime forcément, que parce que les Rois gouvernent par la terreur, ainsi qu’on le découvre très tôt, tant pour étouffer toute velléité de contestation que pour répondre aux ambitions des Hôtes sans Lune, sur lesquels notre point de vue changera au fil des pages.

Si la ville est un sacré terrain de jeu, on cessera rapidement de se reporter au plan tant Çeda la parcourt de long en large avec célérité : elle n’est qu’un labyrinthe, magnifiée par la couverture de Marc Simonetti, à la fois un allié et un piège pour les personnages, permettant aux uns d’échapper aux Lances d’argent, l’implacable armée des rois, se refermant sur les autres qui tenteraient d’échapper aux Vierges du Sabre, la garde personnelle des monarques, composées de leur nombreuse progéniture féminine, le sang de leur sang.
On notera à ce propos la grande place des femmes dans le roman : Çeda, sa mère Alyah, Saliah la prophétesse du désert, les Vierges, Meryam... contrebalançant la présence violente et destructrice des hommes, des Rois à Macide.

« Sharakhaï » c’est aussi une immersion des sens, l’ouïe et la vue sont très sollicitées par les noms et leurs graphies (et je te mets des Ç de partout...) et un vocabulaire vestimentaire très précis (vous saurez tout des différents voiles), la musique est régulièrement signalée. Le goût et l’odorat font les frais d’un père adoptif apothicaire, d’un employeur marchand d’épice et la présence de salons de thé à tous les coins de rues).

A la ville s’oppose bien sûr le désert alentour, pas si désertique que cela. On s’y déplace en bateau sur patins (un détail qui semble aller de soi, encore une chose que l’auteur laisse découvrir peu à peu au lecteur) depuis des port forcément ensablés (mais pas trop), la Haddah, une rivière en eau seulement au printemps, le traverse jusqu’à inonder Sharakhaï de ses bienfaits annuels, ses ponts n’enjambant qu’un lit de sable le reste du temps, devenant de bien commodes lieux de rendez-vous. Les champs d’adicharas, ces arbres sacrés, seront le théâtre de nombreuses scènes, puisque dès son plus jeune âge Çeda brave l’interdit royal, comme sa mère avant elle, pour y cueillir les fleurs aux pouvoirs fabuleux.

On pourrait en dire encore beaucoup, au risque de trahir quelques surprises savamment orchestrées par l’auteur. Je me contenterai donc de vous conseiller la lecture des « Douze Rois de Sharakhaï ». S’il n’y a rien qui révolutionne la fantasy, dans le fond comme la forme, on a là l’exécution parfaitement réussie d’une recette qu’on adore : de l’exotisme, de la peur, des complots, des trahisons, des secrets, des combats, des rebondissements, un peu de sensualité (très peu, non par pruderie comme en témoigne la première scène assez crue, mais par absence d’utilité) et beaucoup de mensonges qui, une fois dévoilés, engendrent leur flot de larmes, de colère et de désir de vengeance.
Tout ce qu’on adore dans la fantasy.

Le second tome étant déjà paru en anglais, prions les dieux du désert (euh, en fait, il n’y en a pas beaucoup de gentils...) que M. Debernard soit déjà penché dessus...


Titre : Les douze rois de Sharakhaï (Twelve kings in Sharakhai, 2015
Série : Sharakhaï , tome 1 (The Song of the Shattered Sands, book 1)
Auteur : Bradley P. Beaulieu
Traduction de l’anglais (USA) : Olivier Debernard
Couverture : Marc Simonetti
Éditeur : Bragelonne
Collection : Fantasy
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 575
Format (en cm) : 24 x 15,5 x 5
Dépôt légal : aout 2016
ISBN : 9791028100797
Prix : 25 €



Nicolas Soffray
11 octobre 2016


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