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Nous sommes un monstre
Jérémi Sauvage
Malpertuis, Brouillards, nouvelles (France), fantastique, 165 pages, juin 2012, 14€

Douze nouvelles, pas une de plus, comme si le nombre treize faisait peur. Mais des peurs, « Nous sommes un monstre » en contient déjà passablement. Qu’elles soient anciennes, antiques, millénaires, ou strictement contemporaines, qu’elles soient réelles, fondées ou imaginaires, qu’elles soient extérieures ou déjà en nous importe peu. Peu importe, parce que, déjà « Nous sommes un monstre ». Et que même en le sachant, cela ne nous empêche pas d’avoir peur plus encore.



Sous les pavés, la rage ” : la grève des éboueurs expose à des inconvénients qui ne sont pas tous de ceux auxquels on pourrait s’attendre. Si cette nouvelle fonctionne à la perfection, ce n’est pas exactement en raison d’un effet de chute, comme les classiques du genre, mais par l’effet, dans les toutes dernières lignes, de la réaction savoureusement ambiguë d’un personnage. Un arrière-fond d’humour noir qui, non content de donner au récit sa pleine et entière saveur, donne également le ton du volume : oui, certes, il y a des monstres, mais il y a aussi le fait que, nous aussi, à notre manière, « Nous sommes un monstre ».

Un monstre, le narrateur l’est de manière plus nette après une enfance particulièrement malheureuse : entre démonisme et psychopathologie, “Je reviendrai, demain”, apparaît comme un entrelacs de monstruosités. On pourrait croire que l’on va mieux respirer avec une journée de décompression pour cadres en bordure de mer : mais “Au cœur de la falaise”, avec ambiguïté freudienne sur les désirs enfouis et les craintes cachées, tourne en même temps aux délices et au cauchemar.

Ambiguïté encore avec la nouvelle qui donne son titre au recueil, “Nous sommes un monstre”, un récit hitchcockien à mi-chemin entre l’humour noir et l’abominable, et dont il est difficile de savoir s’il s’agit là d’une forme de confession déguisée. Noir encore, très noir, “Maurice Vaugirard, 52 ans”, monologue particulièrement sombre resserré sur quatre pages, qui décrit de l’intérieur l’une de ces indicibles réalités dont les colonnes de faits divers viennent régulièrement nous rappeler l’existence. Quant à “Option mutant rejetée,” il est possible de la considérer sur le thème de l’apocalypse atomique, comme relevant de anticipation classique mais quelques détails pas très vraisemblables permettent également, au regard des autres nouvelles du volume, d’instiller un doute insidieux et d’ouvrir l’interprétation d’un tel huis-clos étendu sur plusieurs décennies à la dérive psychopathologique, la bascule dans la folie et dans le crime d’un adolescent qui semblait n’avoir rien que de très commun.

Jérémi Sauvage s’essaie également au registre historique – revisité à sa manière – avec “Brûlera bien qui brûlera le dernier”. Une histoire, on s’en doute, de pacte avec le diable. Que peut-il bien y avoir de commun entre Jeanne d’Arc et Vlad Tepes, alias Dracula ? Une idée inattendue. On s’amusera également de l’idée originale mettant en scène une peur qui à l’épreuve des faits s’est révélée n’être guère plus qu’un épouvantail collé sur les terreurs millénaristes, celle du fameux – mais déjà passablement oublié – bug de l’an deux mille, angoisse ici caricaturée à travers la nouvelle “Doggie bug”. Une trouvaille sympathique, un peu pulp, qui, tout en faisant appel non pas au futur mais au passé des années 1900, exploite une thématique fantastique revenue très à la mode. Entre effroi et humour, “Doggie bug” atteint son but.

On mentionnera plus rapidement “Dévitalisée”, récit saphiquo-vampirique et “Hybride ”, dans une veine assez proche, deux récits avec déviances et boîtes de nuit fatales déclinées sur un mode Eros-Thanatos-Freud-et-consorts bien trop marqué pour ne pas apparaître comme d’énièmes déclinaisons qui ne raviront que les irréductibles de ce sous-genre. De même, on passera assez vite sur “Descente osirienne”, déjà lue sous bien d’autres formes (sur le thème de la momie), nombreux sont ceux qui, de Robert Bloch à John Connolly, n’ont gagné, en reprenant les thématiques des classiques et des fondateurs, qu’à passer pour de pâles imitateurs. Pour ce qui est du domaine francophone, le danger est le même : on conviendra du fait que cheminer sur les brisées de Théophile Gautier n’est rien moins que suicidaire.

Sur le plan de l’écriture on notera une prolifération, à notre sens excessive, de marques et de labels. Autant d’éléments permettant d’ancrer un récit dans une époque… mais qui donc, dans quelques années, comprendra encore une phrase comme “La Prius se casa tant bien que mal entre deux Logan.” ? La prose est purement fonctionnelle, écrite au présent, une écriture qui ne recherche pas d’effet, et qui est ici adaptée au propos : simple vecteur, le ton simple et dépouillé n’en fait que mieux ressortir la cruauté des faits.

Parfois assez cru, souvent plein d’ironie (pas toujours bienveillante) pour le genre humain, oscillant en permanence aux frontières de la psychopathologie – qu’elle concerne les adultes ou les enfants – et du fantastique, « Nous sommes un monstre » apparaît comme un volume au titre éminemment révélateur. Car la quasi-totalité de ces nouvelles est à rapporter à ce singulier-pluriel qui dit toute la porosité d’une frontière que nous préférerions savoir infranchissable. Pas une frontière nette nous séparant certes d’un monde extérieur empli de menaces, mais la fausse démarcation, bien trouble et bien malléable, d’avec un monstre extérieur qui bien souvent, et sans que nous le sachions, s’est déjà profondément installé dans nos propres espaces. Ainsi les personnages de Jérémi Sauvage, croyant découvrir et contempler la vilenie du monde, finissent-ils par comprendre qu’ils ne font rien d’autre que plonger le regard dans leurs propres abîmes. Spectateurs, instigateurs, acteurs, complices : là aussi, les frontières sont mouvantes. Ces monstruosités qui nous effraient ne sont pas seulement celles que nous subissons : ce sont aussi celles que nous nous concédons, et même que nous nourrissons. Larvaire, le monstre en nous s’épanouit plus facilement qu’il ne s’étiole.

On terminera, une fois n’est pas coutume, en louant l’illustration de couverture. Élaborée par Philippe Jozelon, cette composition aussi inquiétante qu’intrigante, porteuse d’une légère touche surréaliste, interroge, interpelle, dégage une impression de menace trouble et génère, dans des teintes gris pierre et sang-de-bœuf, une ambiance en même temps cauchemardesque, pesante et sombre, véritable réussite qui contribue à faire de ce mince volume un très bel objet.


Titre : Nous sommes un monstre
Auteur : Jérémi Sauvage
Couverture : Philippe Jozelon
Éditeur : Malpertuis
Collection : Brouillards
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 165
Format (en cm) : 15,5 x 23,5
Dépôt légal : juin 2012
ISBN : 9782917035252
Prix : 14 €



Les éditions Malpertuis sur la Yozone :

- « L’Autobus de minuit » de Patrick Eris
- « Le Roi en jaune » de Robert Chambers
- « Parfums mortels » sous la direction de Anne Duguël
- « Taupe » par Nico Bally
- « Harry Dickson tome I » par Brice Tarvel
- « Le Club Diogène tome I » par Jérôme Sorre et Stéphane Mouret


Hilaire Alrune
31 août 2016


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