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Lettres à Alan Turing
Jean-Marc Lévy-Leblond (dir.)
Thierry Marchaisse, essai, 242 pages, avril 2016, 17,50€

La Machine de Turing, le problème de Turing, les modèles de la morphogenèse, la calculabilité, le casse du code de la machine Enigma : autant d’avancées qui, de manière tantôt visible et tantôt souterraine, ont façonné le monde dans lequel nous vivons. L’influence des travaux de Turing n’aura pas simplement marqué son propre futur et celui des générations qui lui ont immédiatement succédé : elle marquera sans doute encore celui des générations qui viendront après nous. Sa mort hautement symbolique, à l’orée de la quarantaine – il aurait croqué une pomme empoisonnée au cyanure – a sans doute contribué à en faire un personnage romanesque. Il n’est donc pas étonnant que la fiction se soit de longue date emparée de son personnage, de ses travaux, de la machine Enigma. Citons par exemple, pour les plus connus « Le problème de Turing » de Marvin Minsky et Harry Harrison ou le « Cryptonomicon » de Neal Stephenson. Il est à présent jusqu’au polar/thriller pour s’intéresser à Turing, comme le roman « Indécence manifeste » de David Lagercrantz.



Après la monumentale biographie d’Andrew Hodges, après la somme de travaux consacrés à Turing, que pouvait-on faire encore sur ce personnage qui n’en finit pas de fasciner ? Thierry Marchaisse, déjà responsable il y a quelques années de la publication de textes de Turing au Seuil, et Jean-Marc Levy-Leblond ont eu l’idée de rassembler autour de l’œuvre de Turing une vingtaine de personnalités, pour la plupart scientifiques, en leur proposant d’écrire à l’auteur, ou à sa mémoire, une lettre de leur choix.

Introduites par un prologue de Jean-Marc Levy-Leblond, une chronobiographie, et une « petite anthologie culturelle » résumant les apparitions de Turing, de ses théories et de sa machine à travers biographies, fictions, essais, théâtre, cinéma et même musique, ces vingt-trois lettres, écrites en majorité – mais pas exclusivement – par des scientifiques, constituent autant d’hommages et d’exercices d’admiration, mais aussi de manières d’aborder et d’essayer de cerner l’homme et l’œuvre, son influence sur le monde contemporain, voire sur son devenir.

« Ne croquez pas cette pomme, Alan  ! »

« Ne croquez pas cette pomme, Alan !  » par Sylvie Lainé, auteur de science-fiction mais aussi ingénieur en informatique, s’interroge tout d’abord sur le possible : écrire à Turing, certes, mais à condition d’accepter l’hypothèse comme quoi il la recevra bien, d’une manière ou d’une autre. Comme d’autres auteurs de ce recueil, elle constate que contrairement à une idée et à une crainte véhiculées par la littérature de genre et abondamment répandues, nous sommes encore très loin de la véritable intelligence artificielle, dans un environnement où “une technologie dépourvue d’intelligence et de mystère s’active à notre place.” Une prédiction de la science-fiction classique qui n’est pas encore réalisée, mais une orientation progressive sur des voies nouvelles autrefois définies par l’anticipation. Ainsi, avec « Un coup décisif porté à l’orgueil humain », Ali Benmakhlouf apprend à Turing que l’humanité est en train de s’engager dans le transhumanisme dont le frère d ’Aldous Huxley inventa le nom, et que, tout en s’affranchissant des déterminismes, l’humanité, s’engage vers une « advenue posthumaine » dont Turing, en externalisant la mémoire dans les machines, aura été l’un des précurseurs. Pierre Berloquin, avec « Outrages aux mathématiques et autres bonnes mœurs », reprend cet hommage et cette ouverture au futur en écrivant à Turing qu’il a “bâti un outil pour gérer le raisonnement hors du crâne humain.”

« Pour inventer quelque chose d’aussi simple, il faut être vraiment très fort. »

Catherine Bernstein, qui a réalisé un bref documentaire sur Alan Turing, mais n’est pas parvenue à convaincre les financeurs de soutenir un projet de plus grande envergure (frustration sans doute d’autant plus grande que l’industrie cinématographique anglo-saxonne, elle aussi réputée frileuse, a pourtant consacré un long métrage à Turing), s’interroge dans « La face cachée d’un siècle » sur ce qui la fascine le plus chez cet homme qui a touché à tant de thématiques : en définitive, cette « image de l’incompris qui comprend ce que les autres ne comprennent pas encore. » Le professeur Gérard Berry, qui, interviewé dans ce documentaire de Catherine Bernstein, « Alan Turing, le code de la vie », y déclarait déjà « pour inventer quelque chose d’aussi simple, il faut être vraiment très fort », nous livre, avec « Un géant de création et de simplicité » un long article qui s’intéresse multiples thématiques abordées par Turing au cours de sa carrière. Même structure pour « S’immerger dans les phénomènes » où Giuseppe Longo, tout comme Gérard Berry, loue la simplicité de la machine universelle inventée par Turing avant de s’intéresser aux autres domaines abordés par l’auteur, notamment la morphogenèse et, toujours s’adressant à Turing, de l’informer sur les évolutions qu’il n’avait pas vu venir, comme les « Big data ». Multiplicité des domaines également pour « Autoréférences et boucles étranges », où Hervé Le Guyader passe en revue biologie, écologie, anthropologie, génétique, pour expliquer comment le concept d’autoréférence sous-tend deux des avancées majeurs de Turing, dans la logique et l’étude de la morphogenèse.

« Nos âmes ont la capacité singulière de voyager dans le temps et d’en rapporter des intuitions révolutionnaires. »

Avec « Nous seuls rendons possible le futur », Sara-Touiza Ambroganni a l’originale idée d’inventer une lettre écrite à Turing par quelqu’un qui pourrait être considéré comme un jumeau atypique de Turing. Jumeau parce que tout comme lui fondamentalement original et créatif, mais atypique en ceci qu’il aborde la science, ou l’idée qu’il s’en fait, en suivant des tangentes inconnues des mathématiciens. On connaît Perdrizet, farfelu et fou littéraire, digne héritier de ces « Enfants du limon » dont se régalait Raymond Queneau, faux inventeur et vrai poète, héritier composite de l’école rationnelle et de la recherche spirite, griffonneur et graphomane compulsif de textes et de schémas montrant ce que pourraient devenir les machines si la frontière avec l’autre monde était un soupçon plus perméable. Un bel exercice littéraire que de se glisser dans la peau, ou plutôt dans l’esprit, d’un Jean Perdrizet expliquant à sa manière le monde contemporain à Turing.

Autre exercice littéraire, « L’Objection de la conscience » de François Rivenc imagine, non sans une pointe d’humour, la lettre retrouvée d’un très improbable professeur Raynault-Loti, codage d’un non moins improbable pastiche écrit par le philosophe Maurice Merleau-Ponty. Tout comme Jean Gabriel Ganascia, il revient au texte princeps et s’interroge tout d’abord sur la bascule du jeu de l’imitation par la substitution humain / machine. Puis il s’intéresse à la question corollaire au test de Turing : il faut, aussi, définir ce qu’est la pensée, la conscience vue depuis la conscience (on pensera aussi à ce cerveau vu depuis le cerveau, ce surplomb mental de l’intelligence dont parlait le physicien Murray Gell-Mann), problème auquel Merleau-Ponty (le vrai) s’intéressa dans sa « Phénoménologie de la perception ».

Exercice littéraire sous forme de fiction encore pour Pierre Cassou-Noguès qui, avec « Une façon inédite de séparer l’esprit du corps  », ou l’étonnante lettre d’un logicien défunt, écrit un récit oscillant entre science-fiction et histoire de fantômes. Science-fiction encore avec l’amusant « Dans n’importe quel langage pourvu qu’il soit exact » du journaliste Laurent Lemire, correspondance qui est aussi une nouvelle à chute dans la grande tradition du genre.

Une élégante idée d’apocryphe pour Nazim Fatès qui imagine avec « Theoreo ! Je vois !  » Une lettre adressé à Turing par un Socrate quelque peu incrédule, et fondamentalement ébranlé, par les avancées scientifiques de l’Anglais. Autre apocryphe, « La science est une équation différentielle et la religion sa conditions aux limites » ou la lettre du Dr Greenbaum – psychiatre et ami de Turing – imaginée par Jean Lassègue. Richement argumenté, ce courrier qui aborde écran, sens, signe, et occulte (rejoignant en cela partiellement l’article de Jean Pierre Dupuy) détermine comment le scientifique fait, des étapes de sa carrière “une sorte de ligne de crête ou chacun d’entre nous est appelé à prendre en charge, à travers son histoire personnelle, cette émergence des signes pour tenter d’en faire du sens.”

« Vous imaginiez qu’il était possible à un esprit défunt de pénétrer dans un univers totalement séparé du nôtre : et si c’était le théâtre ? »

Avec « De grands consommateurs de pommes  », le metteur en scène Jean-François Peyret trouve à l’exercice épistolaire une nouvelle variante puisqu’il utilise non pas la lettre classique mais les cartes postales (sans que l’on sache quelles images ont été choisies), il est vrai bien nourries, et qui tiennent du monologue et de la déclamation, pour un hommage atypique, vivant et plein d’humour. Ce qui n’est pas non plus sans rappeler que si le fameux test de Turing a tant marqué les esprits, c’est aussi, peut-être, parce qu’il n’est rien d’autre que la mise en scène d’une question philosophique et scientifique.

« Nous posons maintenant la question : qu’arrive-t-il si une machine prend la place de « A » dans le jeu ? »

De façon singulière, le texte princeps du jeu de l’imitation de Turing « Computing machinery and intelligence » (dont l’on peut trouver une traduction dans « La Machine de Turing », disponible au Seuil) se révèle étonnamment ambigu, et prétexte à interprétations diverses. Il met dans un premier temps un expérimentateur, nommé B, aux prises avec, invisibles et communiquant avec lui uniquement par texte imprimé, une femme (sujet A) essayant de l’induire en erreur, et un homme (sujet B). Puis Turing introduit une autre expérimentation avec la phrase citée ci-dessus. On peut donc en déduire que l’on n’aura pas un homme et une machine essayant de se faire passer pour un homme, mais une homme et une machine simulant une femme qui essaye de se faire passer pour un homme, jeu sans doute bien plus tortueux et complexe. Jean Gabriel Ganascia, dans « Des jeux de l’imitation, exercices de style », imagine une autre variante encore (à moins qu’il n’y ait dans le texte mis en français une ambiguïté de traduction) : A est une femme, B est soit un homme qui imite une femme, soit un ordinateur qui imite un homme qui imite une femme ; quant à C, il ignore tout de la présence d’une machine, et pense avoir pour tâche de distinguer un homme d’une femme. Puis il résume les essais menés à bien (où l’on ignore la différence des sexes) avec des variantes parfois surprenantes, en un état des lieux de ce à quoi l’on est parvenu à ce jour. Plus complexe encore, et sans doute plus probant, est une machine essayant de se faire passer pour une femme qui simule des sentiments qu’elle n’a pas, comme dans le film « Ex machina » d’Alex Garland : c’est plus globalement au thème de la simulation de la simulation que s’intéresse Jean-Pierre Dupuy dans « Femina ex machina ». François Nicolas, avec « Un secret leitmotiv du secret », revient lui aussi sur le texte princeps et la prise en compte du genre dans le test de Turing, genre et rapports entre genres en même temps affichés et cachés, thème du secret et du visible en lequel il décèle un fil conducteur dans l’existence de Turing.

Avec « Les mathématiques contre la barbarie », Odile Papini s’intéresse elle aussi à l’évolution du test de Turing, et pose la question de l’évolution de ce test ; au vu de l’évolution des connaissances en informatique, en neurosciences, en intelligence artificielle et en sciences du comportement, et étend la question aux réseaux : comment faire la différence, dans des environnements dynamiques, entre un « agent-ordinateur » et un être humain ?

Dans « Satisfaire autant que possible la pulsion de comprendre », le biologiste Henri Atlan s’interroge sur les possibilités d’intelligibilité du réel offertes par les mathématiques et la différence, ou la similitude, entre compréhension et calcul. Il constate que des machines commencent à passer le test de Turing, y compris des programmes thérapeutes comme ceux dont parle Jean-Gabriel Ganascia, et s’interroge sur l’étape suivantes : une machine serait-elle capable de construire une machine qui passerait ce fameux test de l’imitation ?

« Nous vivons désormais dans une sorte d’ « Espace de Turing », que les lettres rassemblées ici explorent avec humour, savoir et affection. »

Si l’on excepte « Les règles du jeu sont simples, mais les règles ne sont pas le jeu » d’Ignazio Licata « Au cœur des mathématiques les plus profondes » de Jean Dhombres, peu ou pas accessibles aux non-scientifiques, toutes ces lettres sont donc à la portée de qui souhaite s’intéresser non seulement à la vie et à l’œuvre de Turing, mais aussi à ce que le monde est en train de devenir. Une floraison d’idées pour Turing, une floraison de manières d’aborder son œuvre pour les vingt-trois contributeurs d’un riche volume qui n’en finit pas de faire réfléchir.

Nous débutions cette chronique sous l’angle de la science-fiction : à travers ce volume, nous ne nous en sommes jamais longuement éloignés. Si l’on revient sur l’invention sans doute la plus célèbre de Turing, le fameux test, les auteurs semblent d’accord : de nouveaux tests, plus complexes, plus fouillés, seront nécessaires. Mais lorsque les machines auront franchi ces tests les uns après les autres, et que nous n’aurons plus l’apanage de l’intelligence, que nous restera-t-il ? Souvenons-nous de la pomme de Turing et de ses résonances bibliques. L’âme, peut-être. C’est en tout cas le problème qu’aborde Norman Spinrad, en une variante diabolique et retorse d’un super-test de Turing dans « Deus ex ». Dans un futur proche où les personnalités des vivants sont immortalisées dans les machines après leur mort, l’Église vacille. Le problème théologique, scientifique, philosophique est de taille : ces personnalités éternellement vivantes sont-elles véritablement des individus ou de pures simulations numériques ? Des hommes encore ou de simples boucles logiques ? Les autorités ecclésiastiques n’imaginent rien moins que de demander au plus farouche opposant de ces individus éternels de mourir et d’en devenir un lui-même, pour démontrer, une fois inclus dans les ordinateurs, qu’il n’a pas d’âme et n’est rien d’autre que le fruit d’un programme. Une belle et étrange variante du fameux test de Turing, une perspective qui fait frémir, et une idée qui, elle aussi, suscite un certain vertige.


_ Titre : Lettres à Alan Turing
Dirigé par : Jean-Marc Levy-Leblond
Auteurs : Henri Atlan, Ali Benmakhlouf, Pierre Berloquin, Catherine Bernstein, Gérard Berry, Pierre Cassou-Noguès, Jean-Paul Delahaye, Jean Dhombres, Jean-Pierre Dupuy, Nazim Fatès, Jean-Gabriel Ganascia, Sylvie Lainé, Jean Lassègue, Jacques Leclaire, Hervé le Guyader, Laurent Lemire, Ignazio Licata, Giuseppe Longo, François Nicolas, Odile Papini, Jean-François Peyret, François Rivenc, Sara Touiza-Ambroggiani
Couverture : Charis Tsevis / Denis Couchaux
Éditeur : Thierry Marchaisse
Site Internet : page volume (site éditeur)
Pages : 242
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : avril 2016
ISBN : 9782362800979
Prix : 17,50€



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- « Dictionnaire des mots manquants »
- « Dictionnaire des animaux de la littérature française »
- « Le Thé »
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Hilaire Alrune
9 juillet 2016


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