Troisième volet des aventures de Théo Sinclair, “Le Druide Noir” nous propose un univers particulier, dans lequel il n’est pas aisé de pénétrer et qui, comme toute œuvre un tant soit peu personnelle, exige du lecteur un petit effort de compréhension et donc d’empathie, préalable requis avant de recueillir sa récompense.
Le monde évoqué dans cet album relève théoriquement de l’uchronie : l’action se déroule en 1911 dans une société qui a connu l’invasion martienne en 1898. Voilà pour les repères, mais le scénario est totalement déjanté puisque monstres légendaires côtoient des réalisations techniques contradictoires (le cœur artificiel de Sinclair versus les tramways à vapeur,...). Dans un décor de début de siècle, les auteurs opposent la magie au rationnel, le surhomme à l’ouvrier, le surnaturel à la science, tant il est vrai que la vie se nourrit de contrastes. L’album est découpé en épisodes qui rappellent le rythme de publication des feuilletons au début du XXème siècle, tels qu’on pouvait les suivre dans le “Petit-Journal” sous la plume d’un Pierre Sales par exemple.
L’histoire qui nous occupe ici ne s’éclaire que peu à peu et en particulier dans les dernières pages, ce qui participe à la difficulté d’appréhension que j’évoquais plus haut mais accroît le plaisir de la découverte. Le risque d’une telle démarche est évidemment de pousser le lecteur impatient ou dilettante à lâcher l’album en cours de route, ce qu’évidemment je déconseille. Si le sujet amené par Serge Lehman mérite une certaine attention, le trait de Gess ne se laisse pas davantage apprécier dès la première planche. La restitution du décor Belle Époque ne passe pas ici par un souci du détail fin, mais par une ambiance suggérée grâce aux tacots, aux canotiers, aux habits cintrés de clergyman. Au regard des aventures quelque peu extraordinaires que vit le héros de cet album, le dessin imprécis, le découpage des planches permettent d’en soutenir le rythme et d’assurer une cohérence au fil des pages. La collaboration entre le scénariste et le dessinateur est ici singulièrement poussée.
Cet ensemble est mis en couleur par Delf. Enfin, peut-on vraiment parler de couleur ? Tout l’album est une déclinaison de jaune, de brun, d’ocre, de noir et de blanc. Les couleurs vives sont rares et imposées par le contexte, comme un toit de tuiles par exemple. Est-ce pour rappeler le ton sépia des illustrations d’antan ? Le bleu, le vert et le rouge desserviraient-ils l’économie générale de l’album ?
Nous sommes donc en face d’une création sophistiquée, qui puise dans une grande variété de références tant historiques que littéraires ou mythologiques. Même si quelques anachronismes subsistent - à moins qu’ils ne soient volontaires pour marquer la différence avec l’histoire réelle - comme la présence de voitures Citroën, alors que ce constructeur ne s’est lancé dans la production de véhicules qu’après 1918, nous avons entre les mains un bel ouvrage, assurément.
(T3) Le Druide noir
Série : L’Oeil de la Nuit
Scénario : Serge Lehman
Dessin : Gess
Couleurs : Delf
Editeur : Delcourt
Collection : Machination
Format : 190 mm x 285 mm
Pagination : 96 pages couleur
Dépôt légal : 20 janvier 2016
ISBN : 978-2-7560-6379-9
Prix public : 15,95 €
Illustrations © Gess et Éditions Delcourt (2016)