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Dévoreur
Stefan Platteau
Les Moutons Électriques, fantasy, 135 pages, septembre 2015, 19€

En marge de « Manesh », déjà paru, et de sa suite « Shakti » (à paraître au moment où nous écrivons ce billet), « Dévoreur » apparaît comme une pièce constitutive, mais indépendante, de l’univers des « Sentiers des Astres » exploré par Stefan Platteau. Un élégant petit volume de cent trente-cinq pages qui revisite à sa manière un thème classique.



« La lumière des étoiles est une chose vivante, comme l’air, le feu, ou les créatures animées d’un souffle. Lorsqu’elle tombe sur nos, lorsque pleuvent sur nos demeures ses esprits chatoyants, elle éveille d’anciennes, de très anciennes choses dans l’âme humaine. »

Dans la vallée de Pélagis, le mage Peyr Romo quitte Aube, son épouse, pour s’en aller quelque temps auprès du comte Thorkarin. Aube et ses deux enfants, Sita et Lupin, sont proches de Vidal, éleveur d’ânes, qui lui aussi a deux filles. Mais, peu à peu, durant l’absence de Peyr, l’étoile Karviathi se met à briller plus fortement au-dessus de la maison de Vidal que partout ailleurs. Son influence apparaît néfaste : Vidal devient distant, se renferme, se transforme peu à peu en quelqu’un d’autre. Il disparaîtra un moment puis, métamorphosé, grandi, reviendra voler les enfants de la jeune femme : il est, au sens propre, devenu un ogre.

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« Il marche sur la paroi verticale comme d’autres marchent sur la terre ferme, énorme et légèrement voûté, sa longue chevelure rousse flottant sous lui. Il présente toute sa face au ciel, au soleil et aux étoiles sinistres tapies derrière sa lumière. »

L’ouvrage se divise en trois parties essentielles. La première, intitulée « Aube », décrit cette lente métamorphose. La seconde, « Peyr », voit le mage, de retour, s’en aller récupérer ses propres enfants dans le Château de sel, également nommé le Fort Sinistre, ou encore le château d’Inioulbah, débarrassé d’ogres précédents par le comte Thorkarin plusieurs vies auparavant. « Le Chien et le Chocard » décrit l’affrontement entre l’ogre Vidal et le mage qui, après avoir mis ses propres enfants en sécurité, s’en revient au péril de sa vie pour essayer de sauver les enfants de l’ogre lui-même. S’y adjoignent deux brefs chapitres, « Vidal » et « les Portes du festin », et en guise de conclusion une « Lettre de Peyr Romo à l’orateur de Pélagis ». Le tout est écrit dans une prose claire, travaillée – à laquelle certains puristes reprocheront peut-être un usage trop métronomique de la virgule – accessible à tous, et qui déroule l’histoire avec l’âpreté et la fluidité nécessaires.

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« Être l’avatar du Dévoreur, ça vaut bien tes prétentieux titres de crache-plume et mâche-rune. (…) Tu te demandes comment il se peut que les murs te parlent, hein, et les figures sur le portique de ma salle de banquet, et les gargouilles aux gouttières  ? »

Le lecteur n’en apprendra que peu, à travers ce volume, sur l’univers des « Sentiers des astres », mais la mince toile de fond – une vallée retirée, la ville de Pélagis, où les singes descendent des montagnes pour venir écouter un orateur – suffit amplement à supporter l’intrigue. Après une première partie qui n’est pas sans évoquer la prose de Giono, on découvre un second volet qui mêle conte et fantasy, avec combats et astuces de magie. Et l’on plonge avec la troisième partie dans l’horreur pure, non pas explicite, démonstrative, sanglante, mais abordée par l’ogre lui-même comme si elle était naturelle, justifiée presque, en un épisode qui, au-delà d’une élémentaire répulsion, incite fortement à réfléchir.

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« L’Ogre est assis sur son trône, le torse raide, appuyé contre son dossier démesuré qui file vers la voûte – interminable lame d’ébène ouvragée comme un temple.  »

On a beaucoup écrit sur le fait que les contes sont tout autant destinés aux adultes qu’aux enfants, tout autant recevables par les uns et les autres, et ouverts à toutes les interprétations. « Dévoreur » ne faillit ni à cette nature, ni à cette fonction. Car l’étoile Kairvathi, c’est l’étincelle qui réveille et anime le mal tapi en tout homme – libre à chacun de considérer, à travers « Dévoreur  », que ce mal puisse résulter plus précisément du malheur, de la malchance, de la misère, de la fatalité, voire même d’une fragilité inscrite dans la généalogie, compréhension ancienne de la génétique moderne, avec sa part d’explication dans plus d’une addiction mortifère, plus d’un processus d’aliénation qui signe aussi, indéniablement, la métamorphose d’un être humain en monstruosité.

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« Rejouer ainsi inlassablement la même crétine compulsion : vendre et faire fortune, pour être un jour enterré dans de beaux vêtements, et, ah ah, pourrir dans de la soie fine. »

D’autres verront sans doute dans « Dévoreur », abordées à travers les échanges entre Peyr et Vidal, à travers cette folie du mal qui pousse à dévorer jusqu’à ses propres enfants et à trouver leur chair à nulle autre meilleure, les problématiques mêlées, et très contemporaines du « no future » et du gaspillage à outrance. Le parcours de Vidal devenu ogre, c’est le refus de sa condition modeste pour accéder à une autre, quel qu’en puisse être le prix, de céder à la folie insensée du gaspillage, du consumérisme, de la gabegie, de tout sacrifier pour une jouissance perpétuelle – et peu importe si l’on ne laisse autour de soi que désolation. Que le Château Sinistre, fief séculaire des ogres, soit érigé au milieu d’une étendue de sel, là où rien ne repousse, est à ce titre parfaitement significatif. C’est au cœur d’un monde devenu stérile que l’on s’obstine à festoyer, que l’on dévore jusqu’à l’ultime viande. Dévorer ses propres enfants, ce n’est pas seulement aller bien au-delà des ressources nécessaires, c’est perdre jusqu’aux ultimes repères et dévorer l’avenir lui-même.

Un conte mi-plaisant mi-terrifiant, donc, à la portée des adultes comme des enfants, et que les uns comme les autres pourront méditer. En sus de ces mérites évidents, « Dévoreur » constitue un livre-objet doté d’une véritable reliure, d’élégantes vignettes (dues à Melchior Ascaride, avec une couleuvrine de FredK ), de pages ornées de motifs sur leurs tranches et leurs bords, et d’une belle couverture cartonnée dotée d’un pertuis permettant d’amener la lumière dans ce que l’on peut interpréter comme l’arrière-gueule d’un monstre : « Mais il s’adressait à moi seul », écrit Stefan Platteau sur un mode hugolien, « et tandis qu’il discourait, je voyais pulser au fond de son gosier un soleil sombre en suspens. » Une série de petits « plus » bienvenus qui font aussi de « Dévoreur » un objet à part et une pièce de collection.

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Titre : Dévoreur
Auteur : Stefan Platteau
Couverture : Melchior Ascaride
Décorations intérieures : Melchior Ascaride
Éditeur : Les Moutons Électriques
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 135
Format (en cm) : 14,5 x 17,7
Dépôt légal : septembre 2015
ISBN : 9782361832223
Prix : 19 €



Hilaire Alrune
25 octobre 2015


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