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Nefs de Pangée (Les)
Christian Chavassieux
Mnémos, Dédales, roman (France), épopée lyrique, 489 pages, août 2015, 23€

Pangée, un monde marqué par « L’Unique ». Cet unique, c’est celui d’une mer sans fin, mais c’est aussi celui d’un seul continent, sur lequel les Ghems de la cité de Basal exerce une domination sans partage. Un monde aux confins mal explorés et dont la stabilité, par cycles d’une durée de vingt-cinq ans, repose sur le chasse à l’Odalim, cétacé géant dont la capture et la mise à mort assure un cycle entier de prospérité. Lorsque la chasse échoue, c’est un cycle entier de difficultés qui s’annonce.



« L’Unique. Un seul océan. Et les prétentieuses créatures de Pangée, tellement minuscules, qui le sillonnent. Comment pourraient-elles braver ce géant impunément ? Est-ce que l’Odalim s’aventure dans nos forêts ? N’avons-nous pas assez à faire avec nos montagnes ? »

Lorsque débute « Les nefs de Pangée », c’est la consternation dans la grande cité de Basal. Une chasse vient d’échouer. Décision est alors prise de consacrer les vingt-cinq années à venir à la préparation de la chasse suivante. C’est une escadre comme on n’en a encore jamais vue qui se lancera à la recherche de l’Odalim. La construction d’une telle flotte, de plusieurs dizaines de navires, est également moyen d’unifier les peuples, de raffermir les liens qui, d’une extrémité du continent à l’autre, ont parfois tendance à se distendre. Une tâche d’envergure pour les diplomates, les ingénieurs, les artisans. Vingt-cinq ans plus tard, la dixième chasse prend son essor.

Mais si tous les efforts ont été faits, le destin ne semble pas pour autant favorable. Les oiseaux messagers guident la flotte vers les mers glaciaires, là où la chasse est particulièrement difficile. Les vents capricieux sont source d’attentes sans fin qui rongent le moral des navigateurs ; Bhaca, fils de navigatrice et commandant de la flotte élu par les augures, ne peut jeter sa lance, comme l’exige le rituel, sur l’image de l’Odalim ; les tempêtes s’en mêlent ; puis les Flottants, autre race déjà connue, mais dont la rencontre entraîne dissensions et mutinerie. Bhaca est mis aux arrêts. L’Odalim apparaît plus puissant, et surtout plus rusé que les Ghems. Tous ces épisodes, y compris les combats fratricides, ont abouti à la destruction de la plus grande partie de l’escadre. Pourtant, Bhaca s’échappe, et, avec une poignée de navires, s’en repart à la poursuite de l’Odalim. Nul ne les reverra jamais. Car là où ils s’enfoncent, ce n’est pas seulement en direction de l’horizon, mais aussi vers les brumes indissolubles du mythe, vers le passé d’un monde qui, irrémédiablement, est en train de changer.

« Elle passait de longues heures à contempler les quartiers incendiés, les rues défoncées, les fumées noires et nauséabondes que malaxaient les vents venus de la mer. Tous les autres résidents ne voyaient là que les traces d’un désastre et d’un chaos menaçant ; elle était la seule, après un temps de stupéfaction, à prétendre discerner une forme, un après. »

En effet, durant les mois, et même les années que dure la chasse, des bouleversements considérables s’opèrent à Basal. Plairil, le descendant des Anovia, la grande famille, l’élite de Basal, individu accompli et charismatique, a été frappé par cet orgueil démesuré que l’on nomme hubris. Seul compte pour lui l’avènement d’un nouveau règne dont il sera le seul maître, et qui n’aura guère d’autre finalité que de chanter ses louanges. Les autres peuples, les réticents ou les tièdes, il mes matera dans un bain de sang. Quant aux navires de la grande chasse, peu importe qu’ils rapportent ou non le trophée de l’Odalim : les nefs qui reviendront seront utiles pour faire la guerre.

« De pareils bouleversements nourrissent les fables mais ne dépassent pas l’artifice des mots, jamais ils ne franchissent les effets du conte pour s’imposer au sol, au temps, à l’herbe. »

Mais les choses ne se déroulent jamais comme prévu. Ce que Plairil Anovia n’a pas compris, parmi ces grands bouleversements qu’il croit générer, c’est qu’il appartient déjà lui-même aux poubelles de l’Histoire. D’autres changement, plus grands encore, sont sur le point d’advenir : les Flottants, cette race que l’on croit inférieure, ces êtres que l’on s’amuse à massacrer lorsqu’on les rencontre au cours des grandes chasses, débarquent en masse sur le continent qu’ils ont la ferme intention de conquérir.

« Le monde prenait une forme déroutante, énigmatique, difficile à se représenter. »

On le voit : Christian Chavassieux prend plaisir à rebattre les cartes, à ne pas se contenter de réécrire un « Moby Dick », fût-il démesuré, à s’éloigner d’un récit qui aurait pu demeurer linéaire. Foisonnant de péripéties, de surprises, de retournements de situation, « Les Nefs de Pangée » accumule les affrontements titanesques, démesurés, épiques, tout d’abord sur mer, puis sur le continent.

On trouvera les influences de Christian Chavassieux beaucoup plus du côté de la littérature classique que de l’imaginaire contemporain, à commencer par Hermann Melville, auquel il est impossible de ne pas penser, mais aussi, et tout particulièrement, à Gustave Flaubert auquel les références sont transparentes (les mouvements, les escaliers), jusqu’à ces fauves crucifiés et à la réflexion “Quel est ce peuple, pensaient-ils, qui s’amuse à crucifier les terme’en ?” citation littérale, à un mot près, de la réflexion des Barbares dans les premières pages du second chapitre de « Salammbô ».

Influences classiques, ambition de la prose, et lyrisme accompli sont donc un des ressorts de la réussite des « Nefs de Pangée ». Pour autant – et pour le puriste – tout n’est pas exempt de défauts. Ainsi, on se heurtera à plusieurs reprises à des maladresses typiques de la fantasy comme ces comparaisons peu informatives avec des éléments au préalable insuffisamment décrits (“comme une cage thoracique de lidre abandonnée”, “une île de Flottants ressemble grossièrement à un chapeau de gli’ch ergonte”), la récurrence de subordonnées relatives inutiles et pesantes, et surtout d’indéfendables « bien sûr » qui viennent totalement gâcher des passages épiques ou lyriques. Petits péchés véniels au cœur d’un énorme volume aux descriptions flamboyantes, avec des scènes navales titanesques et des combats terrestres démesurés.

Importance du style, importance du ton : il n’est pas anodin qu’une des figures centrales de Pangée soit celle du conteur, depuis celui qui ouvre le roman en faisant le récit de la neuvième chasse jusqu’à celle qui, après avoir accompagné Bhaca – presque – jusqu’au bout s’en vient clore la narration du volume. Geste, saga, épopée : Pangée est tout cela à la fois, et n’aurait pu souffrir d’une écriture purement descriptive. Il lui fallait le souffle d’un conteur, et c’est pour Christian Chavassieux mission accomplie.

Pour autant, grand spectacle, péripéties et retournements de situation ne sont pas les seuls atouts des « Nefs de Pangée ». Outre les réflexions des protagonistes sur le sens de la chasse et de leur relation à l’Odalim et au monde (“Il est la beauté du monde. Nous sommes l’engeance de la création”, exprime Bhaca, qui parle aussi de “s’affranchir de l’aliénation du sacré”), ce que Chavassieux décrit à l’échelle de Pangée, ce sont deux impasses civilisationnelles que nous ne connaissons que trop bien et qui sont celles de notre monde : d’une part le rêve chimérique du perpétuel retour, de la répétition à l’identique, cyclique, infinie, d’autre part celui d’un changement radical qui ne pourrait s’opérer que par le rejet et la destruction complète des valeurs existantes, comme si l’avènement d’un monde nouveau devait obligatoirement faire table rase du passé et ne pouvait que s’édifier sur les ruines et les cendres du précédent. Deux illusions classiques et répétées de l’Histoire, toutes deux très bien mises en scène par un auteur qui, après le très bon « Mausolées », apparaît une fois encore convaincant.


Titre : Les Nefs de Pangée
Auteur : Christian Chavassieux
Couverture : Destruction of Tyre, John Martin / Atelier Octobre Rouge
Carte intérieure : Cyrille Chabert
Ouvrage publié sous la direction de : Stéphanie Chabert
Éditeur : Mnémos
Collection : Dédales
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 489
Format (en cm) : 15 x 21
Dépôt légal : août 2015
ISBN : 9782354083274
Prix : 23 €



Christian Chavassieux sur la Yozone :
- « Mausolées »


Hilaire Alrune
26 août 2015


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