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Hommes dans la jungle (Ces)
Norman Spinrad
Milady, science-fiction, traduit de l’anglais (États-Unis), 383 pages, juillet 2015, 8,20€

Tout commence avec des allures innocentes. Bart Fraden, président de l’Etat Libre de la Ceinture, politicien joyeusement véreux, un tantinet cynique et surtout truand de haut vol, déguerpit quand la situation ne tourne pas vraiment à son avantage. À bord de son vaisseau spatial, en compagnie de sa maîtresse et de Willem Vanderling, son chef des armées, il s’enfuit à la recherche d’un nouveau monde à conquérir. « Ces hommes dans la jungle » a donc, dès les premières lignes, des allures de vieux space-op parodique façon « Ratinox » de Harry Harrison avec sa première phrase qui donnait le ton «  The game was over  ». Remise en jeu, donc, pour Bart Fraden qui espère bien repartir pour un nouveau tour de manège. Mais avec Norman Spinrad, rien ne se passe jamais comme prévu, et l’on peut être sûr que le divertissement sera tout sauf innocent.



Bart Fraden n’est pas long à trouver une nouvelle terre à sa mesure. Et Norman Spinrad ne fait pas précisément dans la dentelle : la planète se nomme Sangre (sang), l’ethnie dominante les Tueurs, la capitale Sade, l’intelligence autochtone les Bestioles et les autres humains les Viandanimaux, ce qui en dit long sur le sort qu’on leur réserve. Un univers abject, immonde, où toutes les conditions sont réunies pour la révolution – une révolution au terme de laquelle Bart Fraden serait, comme il se doit, intronisé nouveau maître de ce monde.

« A côté de Moro, Hitler et Sade ressemblent au petit Lord Fauntleroy. »

Tout devrait marcher comme sur des roulettes. Bart Fraden n’est pas long à s’introduire dans les cercles du pouvoir, qu’il ne tarde pas à assujettir à l’aide de sa fabuleuse cargaison de drogues – la seule monnaie universelle de l’espace – tandis que Willem Vanderling, dans la brousse, fomentera la révolution. Mais rien ne se passe vraiment comme prévu. Lors d’un rituel initiatique, Fraden, pour faire partie du pouvoir et simplement sauver sa peau, est contraint à l’assassinat. L’épreuve le change définitivement : désormais, il veut la peau de ceux qui l’ont obligé à devenir un criminel, il ne reculera devant rien. Tous les éléments du drame sont désormais en place.

« La Révolution n’est pas un dîner de gala, et plus le régime à renverser est pourri et moins l’on peut se permettre d’avoir de scrupules. »

Les choses se compliquent encore quand les humains assujettis refusent de se révolter. Être de la simple viande pour les tueurs fait partie de l’ordre des choses. Cela a toujours été comme ça, il faut bien que les tueurs mangent. Et penser différemment relève du pur et simple blasphème. Fraden et Vanderling éprouvent les pires difficultés à susciter la révolte. Mais, on l’a vu plus haut, Fraden vient de perdre son âme : dans un monde où cannibalisme et torture font partie du quotidien, il lui fait inventer pire encore pour que les populations se soulèvent.

« Les hommes gouvernent la vérité, ce n’est pas elle qui les gouverne.  »

L’idéal révolutionnaire doit donc s’adapter aux contraintes du réel. Pour améliorer les choses, il faut d’abord les faire empirer. Provoquer, manipuler, mentir. Fraden plonge dans l’abjection, persuade Moro, le dirigeant de la planète, qu’il peut synthétiser la drogue à partir du sang de dizaines de milliers d’individus torturés. L’élite planétaire mord à cette suggestion qui flatte ses plus bas instincts : commencent alors les Jours de la Souffrance où l’on torture en masse dans les stades. Pour ce faire, il faut « prélever » dans les campagnes dix fois plus d’individus qu’à l’accoutumée. La révolte finit par gronder, le monde par basculer.

« Il sentit la bête dehors qui faisait appel à la bête cachée en lui, la bête qui palpitait dans ses veines en y déversant un irrépressible flot d’adrénaline. »

Nous l’écrivions plus haut : Spinrad ne fait pas particulièrement dans la dentelle, et les scènes de massacre et de cannibalisme – bienvenue au cœur profond de l’humanité – se succèdent à tel point que l’on comprend que le roman ait été initialement jugé trop audacieux et publié à l’origine dans la collection « Chute Libre », alors d’avant-garde, de l’éditeur Champ Libre en 1974. Peu à peu, le roman rejoindra le corpus des classiques chez les autres éditeurs, Lattès en 1979 ( dans la collection « Titres SF » et sous le titre « Le Chaos final »), puis Pocket en 1990, avant le retour au titre initial pour l’édition Denoël en 2000. Mais, plus encore que ses aspects « gore » qui à présent ne choquent plus grand monde, c’est bien sa lucidité effroyable, soutenue par la constance des guerres, des atrocités et des génocides dans le monde réel, qui fait de « Ces hommes dans la jungle » un ouvrage intemporel.

« Malgré lui, malgré son dégoût, malgré l’horreur qu’il venait d’éprouver, Fraden ne put résister à cet appel. Il se sentait porté par cette mer d’adoration sauvage, il sentait la pure, l’obscène splendeur de l’instant l‘emporter sur tout autre sentiment, se répandre dans ses veines, effacer l’abominable spectacle dont il avait été témoin en un flamboiement de chaleur animale. »

Factuel et sans illusions, réaliste presque, excessif mais trouvant en permanence des échos dans le monde réel, « Ces hommes dans la jungle » culmine par un final dantesque où les opprimés cèdent à leur tour à la fureur homicide et cannibale, et au terme duquel Fraden prend conscience de ce qu’il a contribué à faire émerger. On peut trouver, dans les derniers chapitres, plusieurs citations du type de celle que nous rapportons ci-dessus, témoignant du mélange d’ivresse et de répugnance que l’on éprouve à s’élever et à régner sur ce qui n’est qu’un tas d’ignominie, de la « cautérisation » du dégoût, de l’horreur, de la nausée par l’ivresse malsaine de l’adoration et de la puissance accordée par les foules.

Mais, alors que Fraden, effondré, s’abîme dans le remords, sa maîtresse, véritable tentatrice de l’enfer, lui refuse le simple regret, le pousse à balayer l’horreur et à repartir une fois encore vers de nouvelles aventures.Toutes ces morts affreuses ? Bah, « Game over », et l’on va bien trouver une autre planète où l’on pourra s’amuser, sans, espérons-le, déclencher de semblables bains de sang. On repart pour un nouveau tour de manège, pour une nouvelle révolution : « The show must go one », la vie continue. Quant aux victimes, elles tomberont dans les poubelles de l’Histoire, où elles seront bientôt oubliées. On l’aura compris : « Ces hommes dans la jungle », c’est un peu le rictus voltairien revu à la sauce post-génocide, et étendu à la dimension cosmique du space-opera.


Titre : Ces hommes dans la jungle (The Men in the Jungle , 1967)
Auteur : Norman Spinrad
Traduction de l’anglais (États-Unis), l’anglais (Grande-Bretagne) : Michel Pétris
Couverture : Fabrice Borio / Shutterstock
Éditeur : Milady (édition originale : [Champ Libre],1974)
Collection : science-fiction
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 382
Format (en cm) : 11 x 17,7 cm
Dépôt légal : juillet 2015
ISBN : 9782811215149
Prix : 8,20 €



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Hilaire Alrune
11 août 2015


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