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Incroyable histoire de Wheeler Burden (L’)
Selden Edward
10-18, n°5007, traduit de l’anglais (États-Unis), historique / glissement temporel, 595 pages, mai 2015, 9,60€

Chez les Burden, membres de l’élite bostonienne, on ne fait pas dans la demi-dentelle. Dilly Burden, le père, fut un érudit, un champion de base-ball, puis, émigré en Angleterre durant la Seconde Guerre mondiale, devint un agent responsable de missions capitales au sein de la Résistance en France, où il mourut en héros aux mains des envahisseurs. Son fils Wheeler, né en 1941, ne manque pas non plus de dons : s’il ne brille pas à la Faculté, il y est néanmoins pris sous l’aile du professeur Estherazy, un émigré viennois qui devient son mentor, il devient à son tour champion de base-ball (jeu qu’il abandonne subitement), rencontre Buddy Holly, devient une rock-star, destin qu’il abandonne à son tour pour travailler, des années durant, à la mise en forme des notes laissées par son mentor et devenir, de manière inattendue, aux alentours de la cinquantaine, un auteur célèbre. C’est donc un individu pourvu de qualités et d’une culture considérable qui, un beau jour de 1988, se retrouve subitement, et inexplicablement, transporté dans la Vienne de 1897.



« Pendant que Wheeler lisait, il maintenait braqués sur lui ses yeux gris acier en fumant son cigare, toujours à l’affût du chemin pavé d’or qui les mènerait à l’événement traumatique initial, à l’origine du complexe d’où procédait cet état d’hystérie.  »

Grâce aux années passées avec son mentor, grâce au travail fourni par ses notes, Wheeler Burden maîtrise l’allemand et connaît parfaitement la Vienne de l’époque. Reste qu’il lui faut y survivre. Naît alors en lui une idée quelque peu tordue, mais qui fonctionnera parfaitement : il va voir Sigmund Freud, et propose, en échange d’une description clinique de ce qu’il présente comme sa propre folie, que le médecin assure sa subsistance. Fasciné par ce qui lui apparaît comme un délire d’un nouveau genre qui pourrait bien assurer sa renommée, le psychanalyste mord à l’hameçon. Débute alors une extraordinaire aventure qui conduira à des développements inattendus.

Aucune pesanteur psychanalytique dans ces discussions entre Wheeler Burden et Sigmund Freud, bien au contraire des chapitres fascinants même et peut-être surtout pour ceux qui s’intéressent peu à la psychanalyse, dans la mesure où ils retracent la genèse de théories qui occuperont une bonne part du paysage intellectuel du vingtième siècle. Mais c’est à l’émergence d’une autre théorie, à la fois politique et économique, et bien plus sinistre cette fois, que l’on est confronté comme en filigrane tout au long du roman : à travers la montée en puissance de Lueger, celle de l’antisémitisme comme pur outil politique. Et l’on comprendra peu à présence à Vienne du patriarche des Burden, Franck, le père de Dilly, personnage à qui l’Histoire réservera peut-être une place bien moins glorieuse qu’à son fils et à son petit-fils.

« Une cathédrale gothique est comme un livre dont les vitraux sont les pages. Les gens de l’époque ne savaient en général pas lire, c’est pourquoi ils représentaient des histoires au lieu de les écrire. Leur intention était qu’elles soient éternelles. »

Car c’est bien d’Histoire qu’il s’agit, et à la passion de Dilly Burden pour l’âge gothique répond celle de Wheeler – et de l’auteur – pour la Vienne de cette fin de siècle. Une passion qui lui permet de mettre en scène cette fabuleuse effervescence intellectuelle, mais aussi des aspects bien moins reluisants : une Vienne à deux vitesses avec, bien loi du clinquant, une misère qui frôle l’immonde, et aussi une vienne où l’on n’hésite pas à répondre aux manifestations par de véritables massacres. Une Vienne où Wheeler Burden rencontrera des élites européennes ou même d’autres continents – Klimt, Kleist, Mahler, Mark Twain, Karl Claus et bien d’autres encore. Sans oublier Dilly Burden, son propre père, plus jeune que lui, projeté lui aussi dans la Vienne de 1897 à partir des années quarante.
« De même qu’un nombre infini de singes, en tapant au hasard sur un nombre infini de machines à écrire, pouvaient théoriquement produire Hamlet, un inconscient humain délirant devait être capable d’inventer un avenir réel. »

Vienne, c’est donc la valse des destins entrecroisés de trois générations de Burden, Frank, Dilly et Wheeler, mais aussi une incroyable série de rencontres avec Eleanor Putnam, la grand-mère de Wheeler. Une sorte de tissage perpétuel entre présent et passé, que Selden Edwards mène de main de maître tout au long d’une structure complexe, mais toujours limpide, en révélant par petites touches le passé des uns et des autres. Avec une sensibilité et une délicatesse véritablement peu ordinaires – le chapitre trente, où Wheeler rencontre, l’impératrice Elisabeth est un véritable modèle du genre – l’auteur met en scène de subtiles interactions entre personnages et n’hésite pas à bâtir une intrigue également romantique où les sentiments apparaissent d’une grande justesse. Une réussite qui tient sans doute pour une grande part à un savant dosage, à cette science qu’a l’auteur de ne jamais en rajouter – ainsi des personnages réels ou des détails historiques, finement distillés, de cette Vienne de la fin du dix-neuvième siècle mais aussi de Londres des années quarante ou de Boston des décennies suivantes – qui n’apparaissent jamais comme une galerie où Selden Edwards chercherait à étaler trop visiblement son érudition.

Par quel prodige Wheeler et Dilly ont-ils été projetés dans le passé, on ne le saura jamais. Reste une hypothèse formulée par Dilly Burden, une sorte d’échappatoire à la mort qui est aussi, dans un autre registre, celle qu’expérimente le héros d’Alfred Bester dans « Terminus les étoiles ». Peu importe : il serait vain de rattacher «  L’incroyable histoire de Wheeler Burden » au corpus classique des voyages temporels de la science-fiction, auquel il n’appartient manifestement pas, tout comme il serait déplacé d’essayer de le mesurer à l’aune des virtuosités classiques des paradoxes temporels, qui ne sont pas ici le sujet. « L’incroyable destin de Wheeler Burden », c’est avant tout une aventure temporelle différente, sans grand équivalent dans la littérature de genre, hormis peut-être les œuvres de Jack Finney, « Le Voyage de Simon Morley » et sa suite, « Le Balancier du temps ». Pour le reste, « L’incroyable histoire de Wheeler Burden » relève de la littérature générale, bien au-dessus des aimables bricolages habituels des mauvais genres, et bénéficie d’une tonalité particulière qui fait plutôt penser à des auteurs renommés comme Robertson Davies. On l’aura compris : « L’incroyable histoire de Wheeler Burden » est avant tout un très beau roman, une histoire magnifique dont on ne peut que recommander la lecture.


Titre : L’incroyable histoire de Wheeler Burden (The Little Book, 2008)
Auteur : Selden Edwards
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Hubert Tézenas
Couverture : Marc Burckert
Éditeur : 10-18 (édition originale : Le Cherche-Midi, 2014)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 5007
Pages : 595
Format (en cm) : 10 x 18
Dépôt légal : mai 2015
ISBN : 9782264066039
Prix : 9,60 €



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Hilaire Alrune
15 juillet 2015


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