Pour son second roman après « La Dernière Lame », Estelle Faye nous offre avec « Porcelaine » une plongée dans la Chine des légendes et les masques du théâtre comme de la vie.
La première partie nous renvoie en pleine Antiquité, avec son lot de démons, de magies, de monstres mythiques. Histoire et traditions se mélangent, de la malédiction de Xiao Chen à cette fuite perpétuelle de Brume de Rivière, qui fera vivre à la petite troupe bien des aventures, souvent dangereuses et effrayantes. Toujours sur les routes, cette famille recomposée partage tout mais chacun conserve ses secrets. Xiao Chen et Brume se rapprochent, tous deux marqués, maudits dans leur apparence, contraints de dissimuler ce qu’ils sont. Et, paradoxe typique de l’amour, c’est lorsque Brume ne supportera plus l’idée de perdre ses compagnons qu’elle se résoudra à les abandonner, pour céder à l’appel de sa mère. Mais cette séparation n’est que temporaire, et assortie de la promesse de se retrouver.
Nous faisons un bond dans le temps, et la seconde partie s’ouvre d’étrange manière : Xiao Chen, qui dissimule son visage de tigre sous un masque, fabriqué par son père, tout comme le cœur qui (ne) bat (pas) dans sa poitrine, « s’achète » une épouse en se jouant d’un riche notable. Que s’est-il passé en quinze siècle ? Comment a-t-il pu oublier son amour de jeunesse ? On l’apprendra peu à peu, tandis que la discrète Li Mei apprivoise ses nouveaux compagnons de route, apprend leur immortalité, déroule peu à peu leur histoire comme un fil de soie. Le rapprochement des deux époux se fait lentement, chacun séduisant l’autre en se dévoilant, sans fard, lentement, et cet amour n’en devient que plus fort, d’une force différente de la passion juvénile qui liait le jeune homme à Brume. On aurait pu en rester là, avec cet amour de raison pour combler le vide d’une passion disparue, comme dans le roman classique anglais, mais la Chine est aussi belle que cruelle. Tandis que le groupe franchit la Muraille pour délivrer Brume de l’emprise de sa mère, nous franchissons aussi la frontière entre le monde « réel » et celui des mythes. La magie s’abattra sur les époux et leurs compagnons, contraignant Xiao Chen à s’abandonner à sa part animale, et poussant Li Mei dans ses retranchements physiques et psychiques : enfermée dans un antique tombeau, la jeune femme doit lutter contre la solitude, des bêtes rampantes et conserver vivant l’espoir que son amour viendra la chercher. Elle fera montre d’ingéniosité et de ténacité dans cette lutte, s’affirmant d’ores et déjà comme la véritable héroïne de cette histoire. Si à l’issue de cette partie, Brume la jalouse semble repoussée, il ne faut jurer de rien.
La dernière partie est en fait un piège qu’elle tend à un Xiao Chen comblé, et dont le cœur fêlé ne le protège plus de l’âge. Au côté de son épouse, parfaite en tous points, il a coulé des années heureuses, s’est installé et a fait fortune, relâchant la tension accumulée par des siècles sur les routes. Et c’est ce Xiao Chen vieillissant, en proie au doute comme tous les hommes qui se voient sur la pente descendante. Retiré du théâtre, il voit dans le grand festival de théâtre promulgué par l’Empereur l’occasion de renouer avec sa jeunesse, de se prouver qu’il est encore capable de séduire, de fasciner un public. De mériter son épouse. Brume, en véritable tarentule, tisse une toile complexe pour déstabiliser émotionnellement Xiao et l’éloigner de Li Mei. L’intrusion dans la troupe d’un Occidental rouquin, qui se rapproche doucement de Li Mei, ajoute un coin dans la fêlure du cœur de Xiao Chen. Une dernière bataille de faux-semblants, dernière ode au théâtre, opposera les protagonistes. Les masques sont tombés depuis longtemps néanmoins, et chacun aura révélé son vrai visage et la vraie nature de ses sentiments.
Comme un miroir, cette époque se clôt sur un sacrifice similaire à la partie antique, un acte d’amour d’une grande force, qui balaiera doutes et rivalités.
Tout est là pour un grand roman : aventure, dépaysement, magie(s). Le triangle amoureux qui s’installe progressivement ne relègue en aucun cas la splendeur des décors -merveilleux ou théâtraux- au second plan, ils contribuent au contraire à installer une tension digne des plus grandes fresques asiatiques, des légendes anciennes aux superproductions cinématographiques comme « Hero » ou « Le Secret des poignards volants », l’emphase étouffant de la surabondance visuelle en moins. Les tableaux d’Estelle Faye sont tout aussi captivants, alliant la majesté et le gigantisme des grands espaces (les rives du fleuve, la steppe, les quartiers de Pékin), à la finesse et la profondeur des sentiments de ses personnages, tour à tour exaltés ou tout en retenue, chacun s’exposant aux feux de la rampe à son tour, quitte à s’y brûler. La poésie de l’ensemble magnifie l’épique tout comme le quotidien. Du début à la fin, c’est tout simplement beau.
La construction du roman, calquée sur la vie (jeunesse, maturité, crépuscule), nous offre trois aventures en une seule, trois instants flamboyants de la vie de ses personnages, qui à chaque âge s’affinent, s’enrichissent de leur passé, y ajoutent le fardeau de leurs regrets, leurs nouveaux doutes face à l’avenir.
« La Dernière Lame » était initialement une trilogie qu’il avait fallu réduire à un seul volume. L’exercice semble avoir été profitable à Estelle Faye car « Porcelaine », malgré sa brièveté (270 pages) loin des pavés de fantasy, est d’une grande densité sans que cela n’alourdisse la lecture. Le texte est épuré, chaque mot pesé. Et rien ne manque, grâce à une intrigue centrée sur quelques personnages voyageant ensemble, et qui nous emportent avec eux, dans le rire et le drame, leurs joies et leurs peines.
Je n’ai pas pris le temps de lire « Un éclat de givre », mais la lecture de « Porcelaine » justifie à elle seule qu’Estelle Faye soit le coup de cœur des Imaginales 2015. Un coup de projecteur amplement mérité, et qui on l’espère convaincra les lecteurs de l’ajouter aux auteurs incontournables. Si ce n’est déjà fait. Encore une fois, je découvre la magie de « Porcelaine » avec deux ans de retard...
Titre : Porcelaine, Légende du Tigre et de la Tisseuse
Auteur : Estelle Faye
Couverture : Amandine Labarre
Éditeur : Les Moutons Électriques
Collection : La Bibliothèque voltaïque
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 274
Format (en cm) : 21 x 17 x2,5
Dépôt légal : décembre 2012
ISBN : 9782361830977
Prix : 19,90 €