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Paradis noirs
Pierre Jourde
Folio, n° 5804, roman (France), littérature générale, 278 pages, août 2014, 6,80€

On connaît le Jourde critique et satiriste, on connaît le Jourde essayiste, on connaît le Jourde romancier. Pour ce qui est de cette dernière catégorie, on pourrait la scinder grossièrement en deux types : les ouvrages à tendance légère (« La Cantatrice avariée »), les ouvrages à prétention littéraire. Prétention ? Pas seulement : des romans comme « Festins secrets » ou « L’Heure et l’ombre » font partie de ce qui s’écrit de mieux. « Paradis noirs », de toute évidence, vient se ranger à leurs côtés.



Si un auteur voulait se donner une chance d’entrer dans le club fermé de ceux que l’on respecte, de ceux qui font de la grande littérature, il lui fallait se montrer grave, compassé et désespéré. La réalité ne correspondait pas à cela, mais je ne pouvais pas m’en empêcher. J’entrais à chaque fois dans l’écriture comme dans une église ou un cimetière.

Cette citation extraite de « Paradis noirs » donne le ton de l’ouvrage. Le narrateur, un écrivain d’âge mûr, se souvient. Et sa réalité, si elle n’est pas réellement désespérée, sa vie commence à prendre le goût d’une existence qui s’achève. Deux fois, à plusieurs années d’écart, il a cru apercevoir François, un ami d’enfance dont on lui avait rapporté qu’il avait été tué en Angola, dans cette guerre civile de plusieurs décennies qui a brisé tant de destins. Et des années plus tard encore, invité dans une résidence d’écrivain dans la ville de son enfance, il retrouve effectivement François. C’est à travers les évocations de François par le narrateur et un de leurs amis communs, Serge, puis par les confessions de François lui-même, que se font les plongées dans un passé aux allures abyssales.

Plus il avançait en âge, plus le passé, derrière lui, s’accroissait, absorbait toute la matière du réel, jusqu’à en devenir monstrueux.

Qui est François, qui a-t-il été réellement, pourquoi cet individu a-t-il semblé attiré par le mal, pourquoi a-t-il basculé dans un parti extrémiste, puis s’est-il engagé dans une guerre civile qui ne le concernait en rien, sans même se soucier de savoir dans quel bord il combattait ? Un étrange destin qui se dessine peu à peu à travers les souvenirs du narrateur, de Serge, de Chloé, l’ancienne amie de François, puis de l’intéressé lui-même. L’occasion pour chacun de remonter dans son propre passé, de scruter les failles – celles de François mais aussi les siennes propres – de se pencher que les raisons qui font que l’on est devenu ce que l’on est. L’occasion de découvrir, aussi, un individu prisonnier du « Paradis noir », son propre passé, les jours perdus de son enfance, qui exercent sur lui une attraction irrépressible, incoercible, mortifère, une sorte de fatalité qui rongeant l’intégralité de sa vie, l’a réduite à néant. Le tableau qui, avec la lenteur hideuse de l’inexorable, se dessine, c’est donc celui de cet individu qui – outre qu’il bascule vers le mal par simple refus du bien – demeure englué de dans ce passé auquel il ne parvient pas à s’arracher, ce passé qui revient, encore et sans cesse, avec la régularité infâme des cauchemars, avec la précision impitoyable des hallucinations. Une thématique bouleversante que Pierre Jourde avait déjà abordée avec talent dans « L’Heure et l’ombre ».

Depuis des années, je suis condamné à recommencer à l’infini ce chemin du retour que je ne peux m’empêcher d’emprunter .”

On le devine : « Paradis noirs » est à déconseiller fortement aux dépressifs chroniques. Roman crépusculaire s’il en est, et de la même manière que « Festins secrets », « Paradis noirs » baigne dans un clair-obscur perpétuel, celui des heures troubles du crépuscule durant lesquelles François entraîne le narrateur pour l’éclairer – l’assombrir – au sujet de son passé. L’ambiance du roman est souvent si sombre, si indécise – brumes et crépuscules, fenêtres brouillées par la pluie, pièces obscures, retirées, couloirs, et même souterrains – que l’on a plus d’une fois l’impression de frôler l’impalpable frontière qui sépare le réel du fantastique. Un fantastique qui affleure et se dérobe, mais un roman qui ne se refuse pas une pointe de gothique (le terme est d’ailleurs utilisé par le narrateur) à travers les récits, légendes ou rumeurs que colportaient, et sans doute échafaudaient, les protagonistes eux-mêmes lorsqu’ils étaient collégiens, dans un internat à vrai dire sinistre.

Les simagrées de l’écrivain sont prévisibles. Je continue à m’étonner qu’il y ait toujours autant de monde pour les gober.

Démoralisant, « Paradis noirs », certes, mais toutefois pas entièrement dénoué d’humour. L’auteur, bien connu pour régulièrement braquer son radar de tir sur les écrivaillons, cède à un autre exercice peut-être un peu facile, celui d’une auto-goguenardise salutaire, à travers un narrateur qui lui ressemble. Un auteur qui feint de découvrir, sur le tard, ses propres mensonges : “Tout ce que j’écris me semble mensonger. C’est le fait même d’écrire qui est mensonger. Je n’écris que pour mieux mentir sur moi, et recouvrir de mots ce que je ne veux pas dire.” Un auteur également qui confesse dévoyer sa plume à des fins commerciales, en expliquant, à travers quelques pages mémorables, comment il se délecte (ou du moins comment il se persuade que cela l’amuse) d’écrire des pages publicitaires pour les objets les plus stupides, les plus inutiles, les plus “mauvais-goût” qui puissent être.

L’ironie, le désespoir, encore et toujours. On connaît l’auteur, on rit un peu jaune. Mais le talent est indéniable. On pourra dire ce que l’on voudra de Pierre Jourde. On pourra dire que « Le Jourde et Naulleau » ou « La Littérature sans estomac », même brillants, représentaient un exercice au principe un peu facile : facile de se moquer des écrivains commerciaux, facile de se moquer des handicapés de la plume, facile de se moquer de ceux qui n’écriront jamais rien de mémorable. Oui, on peut médire. Mais pour notre part, nous préférons rêver : si tous ceux qui avaient la même lucidité littéraire, si tous ceux qui avaient l’ironie tranchante avaient aussi le talent de Pierre Jourde, la littérature française contemporaine ne ressemblerait pas à un vaste champ de scories. Car « Paradis noirs  » apparaît, incontestablement, comme une œuvre au-dessus du lot. Roman réaliste, profond, prenant, poignant, crépusculaire, servi par une prose hors du commun, par une puissance d’évocation rare, « Paradis noirs  » est tout simplement une réussite.


Titre : Paradis noirs
Auteur : Pierre Jourde
Couverture : Duncan 1890 / Getty Images
Éditeur : Folio Gallimard (édition originale : Gallimard, 2009)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 5804
Pages : 278
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : août 2014
ISBN : 9782070459575
Prix : 6,80 €



Hilaire Alrune
9 novembre 2014


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