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Blackout
Connie Willis
J’ai Lu, n°10664, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 796 pages, février 2014, 9,90€

Au cours de l’année 2060, plusieurs étudiants en histoire sont envoyés dans le passé par le professeur Dunworthy pour y glaner des informations sur diverses facettes de la Seconde Guerre mondiale. Merope, qui sous le nom d’Eileen O’Reilly a choisi comme sujet d’étude les enfants évacués dans une vaste demeure du Warwickshire, très loin de Londres frappé à jet continu par les bombes. Michael Davis, qui doit rejoindre Douvres presque à la même époque, pour y côtoyer les marins héroïques ayant permis le retrait des militaires britanniques acculés à Dunkerque. Polly, chargée de se documenter sur la manière dont les Londoniens s’habituent aux bombes.



Une recréation historique captivante

Mais malgré la prudence du professeur Dunworthy, rien, absolument rien, ne se passe comme prévu. D’une part, leur arrivée dans le passé n’est pas exactement synchrone avec la date prévue, ni exactement localisée là où elle aurait dû se faire. D’autre part la récupération attendue n’a pas lieu : nos trois personnages se retrouvent coincés dans le passé. Enfin, leurs implants mémoires – un ensemble de données extrêmement précises sur leur époque d’affectation – semblent pointer peu à peu des différences minimes, mais significatives, avec les éléments qui se déroulent sous leurs yeux. Auraient-ils sans le vouloir modifié le passé ? Les précautions du professeur Dunworthy n’auraient-elles pas été suffisantes ? Et si nul ne vient les récupérer cela signifie-t-il que la base de l’année 2060 n’existe plus, ou même que des modifications plus importantes encore ont eu (auront) lieu ?

_ C’est en récréant les années quarante dans ses moindres détails que Connie Willis parvient à séduire ses lecteurs. À travers la vie quotidienne des protagonistes s’intégrant peu à peu dans la trame du passé, à travers leurs regards à l’affût du moindre détail, l’auteur propose une reconstitution historique à la fois réaliste et prenante. Puis, c’est à travers les interrogations de ces personnages (quels sont donc les détails qui différent réellement de l’histoire telle qu’elle figure dans les archives), leurs angoisses (lorsque leurs implants mémoires se révèlent inutiles, puisqu’ils ne couvraient que la durée, à présent dépassée, initialement prévue pour leur mission, et qu’ils deviennent incapables d’éviter les lieux où tomberont bombes et autres V1), et leurs tentatives, d’abord vaines, pour se retrouver, l’auteur poursuit sa reconstitution historique sans jamais lasser, si l’on excepte quelques scènes et dialogues avec deux enfants turbulents composant des chapitres que l’on ne perdra pas grand-chose à sauter. Près de huit cents pages prenantes avant que nos trois protagonistes parviennent à se retrouver et ne se mettent en chasse d’un quatrième voyageur temporel, Gerald Phipps, dont tout ce qu’ils savent est qu’il a été envoyé à la même époque sur un aérodrome de la Royal Air Force, et qui représente leur seule lueur d’espoir. Une fin particulièrement abrupte en attendant le second volume.

Mais aussi des limites

Si l’on admire une fois de plus le talent de romancière de Connie Willis, son art de la narration et son indéniable talent pour captiver le lecteur, on aura tout de même quelques réserves sur l’ensemble. D’une part, l’auteur laisse en permanence un très grand flou sur le voyage temporel, et ses allusions répétées à des « points de divergence » historiques et à un « filet » empêchant les voyageurs temporels d’approcher de ces fameux points où ils pourraient influer sur le cours de l’Histoire, s’ils intrigueront certains, en agaceront d’autres (et ceci d’autant plus que ses références, elles aussi répétées, à la plus célèbre formule de la théorie du chaos telle qu’elle sera formulée ultérieurement suite à l’article princeps d’Edward Lorenz dans les années soixante, vont à l’encontre de la limitation de ces « points de divergence » à des évènements hautement symboliques comme l’évacuation de Dunkerque. D’autre part, on s’étonne d’un certain manque d’âpreté pour un roman qui se veut avant tout réaliste : les protagonistes que l’on croit pulvérisés dans leur abri frappé de plein fouet réapparaissent miraculeusement, l’amie que l’on croit tuée n’est que blessée, le long séjour à l’hôpital militaire de Michael Davies ressemble à une banale convalescence dans un endroit dont sont singulièrement absents les soldats mutilés, amputés et autres horreurs que l’on imagine. Enfin, il n’est pas besoin d’être un lecteur particulièrement exigeant pour grincer des dents face à l’énormité et la totale invraisemblance de la ficelle narrative des pages 186-187 (on se dit : non, elle ne va tout de même pas oser... mais si, elle ose ce que même un collégien écrivant sa première nouvelle ne se risquerait pas à faire !) qui vient totalement décrédibiliser l’un des évènements-clef du roman.

Un roman plaisant, une appréciation en suspens

On serait tenté de rapprocher « Blackout » de « Sans parler du chien », précédent roman temporel de l’auteur qui, tout comme un roman précédent encore, « Le Grand livre », mettait en scène des historiens envoyés dans le passé par le professeur Dunworthy. Mais cette comparaison serait au fond assez pauvre et superficielle. En effet, « Blackout  » et « Sans parler du chien » diffèrent du tout au tout. Un humour omniprésent dans le second (son titre se référant au classique de l’humour britannique de Jérôme K. Jérôme), pas ou peu d’humour dans le premier. Une inventivité ininterrompue et un jeu virtuose sur les paradoxes temporels dans le second, un terre-à-terre permanent et un voyage temporel comme simple prétexte à une reconstitution historique dans le premier. Une véritable histoire dans le second, pas vraiment d’histoire dans « Blackout  ».

De fait, même si ses thématiques sont différentes, « Blackout » évoque beaucoup plus à « Passages », autre roman monumental – plus de neuf cents pages – dans lequel Connie Willis mettait en scène le monde hospitalier et la recherche neuroscientifique d’une part, la catastrophe du Titanic d’autre part. Quels rapports avec « Blackout  » ? Un soin méticuleux, acharné, obsessionnel du détail, la recréation convaincante du réel, l’aptitude à captiver et à emporter le lecteur, quasiment sans jamais le lasser, dans le quotidien d’existences différentes, le goût pour l’Histoire et la fascination permanente pour les points de bascule et de rupture. Mais aussi le fait qu’il ne se passait finalement pas grand-chose et que « Passage » rapprochait sans cesse le lecteur d’une révélation qui semblait impossible, pour une fin éludée, décevante, en queue de poisson. Même tableau, exactement, donc, pour « Blackout », qui ne se termine pas car il constitue le premier épisode d’un diptyque, épisode à la lecture duquel il faudra ajouter celle de « All Clear », autre énorme volume, pour savoir si, en définitive, cette nouvelle épopée de Connie Willis constitue une véritable histoire. Et pour savoir si elle est destinée à marquer le genre, ou, tout comme « Passages », à apparaître simplement – ce qui n’est déjà pas mince – comme une lecture plaisante et l’œuvre d’une romancière de talent.


Titre : Blackout (Blackout, 2010)
Auteur : Connie Willis
Traduction de l’anglais (États-unis) : Joëlle Wintrebert
Couverture : Grégoire Hénon
Éditeur : J’ai lu (édition originale : Bragelonne, 2012)
Collection : science-fiction
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 10664
Pages : 796
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : février 2014
ISBN : 978-2290071021
Prix : 9,90 €



Hilaire Alrune
21 mars 2014


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