Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Demi-monde (Le) Hiver
Rod Rees
J’Ai Lu, Nouveaux Millénaires, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), science-fiction, 541 pages, décembre 2012, 21€

Un monde virtuel surpeuplé – trente millions d’habitants pour un territoire circulaire limité à cinquante kilomètres de diamètre – a été conçu pour servir de simulation à l’armée américaine. Le but : reconstituer les conditions des guerres asymétriques dans lesquelles s’est enlisée l’armée américaine au début du vingt-et-unième siècle pour apprendre à ses soldats à s’y adapter. Pour plus de vraisemblance, outre la surpopulation, des personnalités de psychopathes célèbres ont été injectées dans ce demi-monde, en espérant qu’elles prendraient le dessus et le mèneraient au chaos. Tout se passe donc parfaitement – du moins dans le monde réel – jusqu’à ce que des soldats se retrouvent incapables de sortir de cette simulation. Encore ne serait-ce pas trop grave, si la fille du président des États-Unis elle-même ne s’y retrouvait à son tour coincée. Reste à trouver la bonne personne pour aller l’en extraire. Si cette trame n’étant pas sans points communs avec celle d’un long métrage comme le « Tron » de Steven Lisberger, et évoque plus encore le « New York 1997 » de John Carpenter, on pouvait craindre que ce roman n’en soit qu’une imitation. Il n’en est rien.



Il n’en est rien parce que Rod Rees, s’il reprend ici et là des éléments connus, est suffisamment astucieux pour ne pas se contenter de fouler les brisées de ses prédécesseurs. Au lieu de choisir une tête brulée façon Snake Plissken, les militaires optent pour une solution plus subtile : une jeune chanteuse autodidacte et débrouillarde, qui sera infiltrée dans le demi-monde comme artiste de music-hall. Disons-le d’emblée : si le dialogue inaugural avec cette recrue n’est pas particulièrement réussi, cette première mauvaise impression s’atténue rapidement et, tout comme Ella Thomas une fois qu’elle a enfilé le mécanisme répondant au joyeux nom de Suaire d’Immersion Totale, le lecteur se trouve happé avec elle dans une réjouissante spirale de péripéties façon steampunk, dans une partie de ce demi-monde qui évoque « une sorte d’asile de fous à la Dickens ».

Réjouissant, mais pas seulement. Car cette partie du Demi-monde est sous le contrôle de personnages issus du monde réel, si monstrueux que les férus d’Histoire ne sont pas les seuls à en avoir entendu parler : l’infâme Laurenti Beria, organisateur de la terreur et des purges staliniennes, et le non moins infâme Reinhardt Heydrich, l’un des pires personnages du Troisième Reich et grand planificateur de l’Holocauste. Des personnages glaçants, des rencontres glaçantes, et bientôt ce monde aux allures victoriennes bascule dans ce que le vingtième siècle eut de pire. Certains des protagonistes sont obligés de se réfugier dans cette partie du demi-monde qui n’est rien d’autre que le ghetto de Varsovie, où couve la tragique insurrection que l’on sait.

C’est à travers les destins croisés d’Ella Thomas et de son ami virtuel, l’escroc, spirite et médium assermenté Vanka, de Lord Dashwood, ancien royaliste essayant tant bien que mal de survivre dans une régime où il se sait condamné, de sa fille Trixie réfugiée dans le ghetto de Varsovie, et de Burlesque Bandstand, tenancier à la Dickens, mais aussi d’autres personnages issus du monde réel –citons par exemple Aleister Crowley, Joséphine Baker et Toussaint Louverture – que Scott Rees nous entraîne avec talent dans une série d’aventures mêlant fantaisie et drame, réalité historique et inventivité, humour et gravité.

Une des grandes qualités de l’auteur est de refuser toute linéarité et d’orienter sans cesse ses personnages dans des directions inattendues, tout ceci sans complexité excessive, et, même avec une véritable limpidité qui étonne au regard de la complexité des divers territoires offerts par le Demi-monde. Mieux encore, il parvient à rendre harmonieux et cohérents, comme par magie, des éléments que l’on pourrait croire trop distincts. On sait que le steampunk peut se définir comme une littérature de fusion, mais Scott Rees va plus loin encore, en faisant fusionner, par petites touches et pratiquement sans en avoir l’air, steampunk et cyberpunk. Car l’action effrénée qui prend place au cœur du Demi-monde ne va pas sans interrogations sur ses limites, ses frontières et ses mystères résiduels, manifestement nombreux. Ce programme heuristique – conçu pour apprendre lui-même – qu’est le Demi-monde réserve plus d’une surprise à ses habitants et à ceux qui l’ont conçu. Il apparaît, de manière progressive et subtilement amenée, que certains de ses habitants virtuels, s’ils sont désignés sous le nom générique de dupes, ne sont pas tous si dupes que cela. Les pires d’entre eux ont l’air d’en savoir bien trop sur le monde réel, et leurs intuitions ne vont pas sans faire frémir.

Nous n’en révélerons pas plus, si ce n’est que, dans la meilleure tradition du roman feuilleton, Rod Rees termine sur un quadruple cliffhanger : Trixie sur le point d’être liquidée, Dashwood père débouchant dans les « Terror incognita », Ella et Vanka arrivant dans le domaine secret d’Aleister Crowley, et une quatrième surprise que le lecteur découvrira par lui-même. Une fin habile dans la mesure où après une belle accumulation de rebondissements, elle ne génère pas vraiment de frustration, et tout en laissant de jolies promesses pour le volume à venir, elle permet enfin au lecteur de reprendre son souffle.

Ajoutons enfin que les chapitres sont agrémentés de longs exergues extraits de la littérature du Demi-monde qu’il faut lire non seulement parce qu’elles sont l’occasion d’astuces inventives ou amusantes – ainsi Marx, dans le Demi-monde, est-il l’inventeur de l’ « immatérialisme dialectique » – mais aussi parce qu’elles apportent d’intéressants éclairages sur le Demi-monde. Un Demi-monde dont on trouvera plusieurs cartes au travers de ce volume, terminé par un glossaire récapitulatif de termes et caractéristiques rencontrées.

Quelques défauts mineurs

Outre d’inévitables coïncidences romanesques, les lecteurs les plus exigeants relèveront quelques défauts ou incohérences qui, au vu de la taille et de la densité de l’ouvrage, sont au demeurant assez peu nombreux. La principale source d’étonnement est la configuration du demi-monde au regard de son but. L’auteur explique qu’il a été conçu pour que les soldats américains puissent s’y entraîner aux conflits asymétriques, et cite nommément l’Irak et l’Afghanistan. Or, les soldats envoyés dans la simulation sont manifestement positionnés dans la figure du résistant ou du saboteur, ce qui est exactement l’inverse de ce à quoi l’on veut les entraîner : être capable, en tant qu’armée d’occupation, de faire face à de tels éléments. Une autre limite est le hiatus technologique imposé : le Demi-monde ne dispose pas d’armes ultérieures à 1870. Aucun rapport, donc, avec les conflits modernes asymétriques contemporains où l’ennemi dispose immuablement d’armements modernes (rappelons au passage, pour rester dans le banal et le quotidien, que l’ubiquitaire AK 47 apparaîtra dans les années cinquante et que le non moins ubiquitaire RPG 7 lui sera postérieur de quelques années : rien à voir, donc, avec la fin du dix-neuvième siècle) et parfois même, comme l’armée américaine a pu en faire la douloureuse expérience, de matériel particulièrement sophistiqué. En toute subjectivité, parmi les défauts, le retournement de situation du chapitre trente-quatre nous apparaît à la fois bien trop forcé, bien peu vraisemblable et surtout inutile, montrant une fois de plus qu’à force de trop vouloir surprendre le lecteur le risque est grand de s’enferrer dans la maladresse. On regrettera enfin, si la plupart des personnages sont cohérents, que la fille du président apparaisse bien trop caricaturale et versatile : tantôt supérieure et sûre d’elle, tantôt apeurée et soumise ; quant à la manière dont elle s’est retrouvée coincée dans le Demi-monde, le lecteur n’en trouvera qu’une ébauche d’explication, même si l’on croit deviner que cette explication viendra dans un tome ultérieur.

Un premier roman étonnant, séduisant, convaincant

Il n’empêche : pour un premier roman, ces défauts restent mineurs, d’autant plus que le rythme est parfaitement maîtrisé et que l’attention ne faiblit guère sur plus de cinq cents pages très denses et riches en rebondissements. Si « Le Demi-monde : hiver » apparaît comme un bon récit d’aventures mêlant steampunk et cyberpunk, c’est aussi un texte très mûr, une réflexion sur l’Histoire qui n’hésite pas à nous rappeler que les noirceurs abyssales du vingtième siècle ne sont pas loin derrière nous. Autant d’éléments qui permettent à l’auteur de proposer un roman bien supérieur à ce que son résumé laissait espérer, et en font en définitive une très bonne surprise. Après « Hiver  », trois autres volumes, déjà parus en langue originale, sont programmés en langue française : gageons que la plupart des lecteurs de ce premier volet s’y plongeront avec enthousiasme.


Titre : Le Demi-monde, Hiver (The Demi-monde : Winter, 2011)
Série : Le Demi-monde (The Demi-monde ), tome I
Auteur : Rod Rees
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne), : Florence Dolisi
Couverture : Nigel Robinson / Two Associates / Quercus
Éditeur : J’Ai Lu
Collection : Nouveaux Millénaires
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 541
Format (en cm) :13 x 20 x 2,6
Dépôt légal : décembre 2012
ISBN : 978-2-290-04101-7
Prix : 21 €



Hilaire Alrune
16 mars 2013


JPEG - 37.5 ko



Chargement...
WebAnalytics