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Tangences divines (Les)
Franck Ferric
Editions du Riez, Brumes étranges, n°15, roman (France), fantastique, 314 pages, 2011, 19,90€

Théodule Emporos, modeste égoutier à Paris, apparaît dans les grandes lignes satisfait de son sort. Un équipier de travail avec lequel il s’entend bien, une épouse qui gagne plus que lui, un petit pavillon cossu et des habitudes confortables concordent avec son parfait manque d’ambition. Mais son destin n’est, hélas, pas de vivre l’existence répétitive et immuablement grise du quotidien des mortels. Car c’est dans les égouts, puis à la surface, qu’il rencontrera des dieux des mythologies anciennes, qui, affaiblis mais ayant su voir en lui un agent adéquat, lui confient, sans guère lui laisser le choix, une incroyable mission. Théodule Emporos doit retrouver Pan, ce grand dieu Pan qui, contrairement à ce que proclama un pêcheur du nom de Thamous voici deux millénaires, n’est peut-être pas tout à fait mort. Et un dieu qui, s’il était encore vivant, serait le seul à pouvoir redonner aux divinités moribondes leur grandeur passée.



En découvrant cette thématique, on pense d’emblée aux illustres prédécesseurs que sont le « Malpertuis » de Jean Ray (1943) où les dieux antiques perdurent de nos jours dans la sinistre résidence de l’Oncle Cassave, et « American Gods » de Neil Gaiman (2001), qui voit s’affronter d’anciens dieux comme Odin et des divinités plus récentes, par exemple Télévision et Média. Le développement de la fantasy urbaine, à travers romans et nouvelles, a multiplié ces dernières années les rencontres avec bon nombre de créatures issues de mythologies diverses, une mouvance dans laquelle viennent résolument s’inscrire les aventures de Théodule Emporos.

Si cette mouvance ne dédaigne pas à l’occasion la critique sociale, « Les Tangences divines » n’en sont pas non plus exemptes. C’est ainsi que la déesse du panthéon grec Écho, après avoir été mutilée, survit sous forme de la divinité Publicité ; c’est ainsi également que Dollar, nouvel égrégore, se manifeste sous forme d’un dieu véritable et pratiquement invincible. À travers le regard de Théodule et celui du narrateur apparaît ainsi, parfois de manière hilarante comme au sixième chapitre, mais souvent en toile de fond, un regard distancié sur une certaine perte de spiritualité des modes de vie urbains, sur les rêves artificiels et les désirs fabriqués qui sont ceux de nos contemporains.

Il semblerait bien – c’est du moins ce que voudraient faire croire à Silène, Orcus, et même Odin – que tout ait commencé avec une certaine trinité qu’ils nomment par dérision « Les Uniques », mais dont tous parlent avec amertume. “A lui seul” , explique Dionysos, “il nous a tous mis à terre. Il leur a parlé comme on parle à des enfants candides, leur a promis tout ce qu’ils voulaient s’entendre promettre : le rachat de leurs erreurs, le pardon, une vie après la mort et même l’immortalité dans des paradis qui n’existent évidemment nulle part.” Et c’est à cette époque que Pan est mort, que les divinités anciennes ont commencé à perdre de leur puissance, avant que n’apparaissent de nouveaux dieux tels que Dollar. Pour les divinités classiques, un avant-goût de l’enfer.

Mais, notre brave Théodule ne tardera guère à s’en rendre compte, les choses ne vont guère mieux pour les humains. Si Dionysos se moque de ce que « Les Uniques » a bien pu faire croire aux hommes – “Il leur avait laissé croire que l’existence avait un sens” –, les indices s’accumulent quant au caractère plus que dérisoire de l’existence de chaque mortel. Ainsi l’Oracle explique-t-il à Théodule que “la mantique par la poussière est une divination d’homme, car la poussière seule résume l’homme.” Un Théodule qui comprend rapidement que les dieux ayant requis son aide ne lui accordent pas la moindre considération, et qui, après avoir compulsé des ouvrages consacrés aux mythologies anciennes, réalise que même les héros ne sont rien d’autre que les pantins des divinités.

Mince consolation pour notre égoutier d’entendre Dionysos se lamenter sur le déclin de sa puissance et de celle de ses congénères : “Nous sommes comme les lézards. Nous nous cachons dans les interstices.” Mince consolation également de se dire que ces dieux ne sont plus qu’une “sarabande de paumés superbes.” Car lui aussi va entrer dans la spirale infernale de ceux qui perdent tout, et subir les manipulations incessantes d’Odin, d’Orcus et de Silène qui iront jusqu’à le faire mourir, le conduisant à séjourner au royaume des âmes d’Helheim, puis le faire revenir sur terre afin de continuer à accomplir sa tâche.

À travers les aventures picaresques de l’égoutier, Franck Ferric nous fait donc découvrir une multitude de lieux et de dieux. Les étages souterrains de Paris, tout d’abord, sur lesquels il s’est solidement documenté, et où Théodule a l’habitude de progresser dans des boyaux engorgés de détritus “comme le colon encombré d’une bête molle qui sans fin rongerait sa squame.” Les quartiers des divinités déchues ensuite, essentiellement, mais pas exclusivement, grecques et norroises. On rencontrera ainsi, outre Orcus, Silène, Dionysos, Écho et Odin déjà cités, les psychopompes Sedna, Hel, Thanatos, Anubis et Guédé, puis Goibniu le Danann, Garm le chien de l’enfer, Sleipnir le cheval octopode d’Odin, et l’on visitera quelques-uns de leurs Domaines, également nommés téménos, comme Helheim et Asgard – sans oublier les fameuses tangences divines, passages entre Domaines ou Maisons des dieux.

Le roman bénéficie d’une inventivité certaine – la table des Parèdres où les psychopompes jouent aux dés l’âme des morts – et d’idées bienvenues, comme l’affrontement des dieux dans les bâtiments parisiens du Panthéon. L’humanité des mortels, et parfois aussi des dieux déchus, est également solidement rendue à travers les dialogues, les déboires de Théodule, et sa participation en tant que simple spectateur à une brève mais poignante réunion des alcooliques anonymes. L’écriture est soignée – notons par exemple un travail sur le vocabulaire des couleurs – et l’auteur, manifestement bon connaisseur de Paris, parvient sans peine à rendre vivants les lieux célèbres ou oubliés de la capitale. On notera au passage que la narration au présent, qui répond à une tradition très hexagonale de récit populaire, si elle dynamise l’ensemble, peut apparaître comme un choix discutable : la plume de l’auteur lui aurait facilement permis d’écrire au passé, et de faire de son roman une œuvre véritablement littéraire.

Malgré ces qualités, parvenu à l’antépénultième chapitre, le lecteur commence à se demander non pas comment les anciens dieux vont s’en sortir – car leur sort est bien trop mal engagé – mais plutôt comment l’auteur va parvenir à terminer son roman sans que la fin ne soit trop abrupte. De fait, Frank Ferric a l’habileté d’aller au-delà d’un simple affrontement final qui serait trop classique et de poursuivre jusqu’à son terme la lente dérive de Théodule, pour qui plus rien ne sera jamais comme avant. Et c’est sur une fin inattendue, peut-être en légère rupture de ton avec le reste du volume, que tout s’achèvera. Une fin qui, si l’auteur cite en cours de roman des influences telles que James Barrie, Lord Dunsany ou Arthur Machen, n’est pas sans évoquer la « patte » de cet autre grand maître du fantastique qu’est Ray Bradbury. Une fin poétique et sensible, désespérée, poignante, mais où le lecteur aura l’opportunité de discerner, s’il le souhaite, une très mince lueur d’espoir.

On découvrira, au-delà de la fin, que l’auteur a eu la bonne idée d’agrémenter son volume du « Lexique des divins foutoirs » écrit par Théodule au cours de son séjour à la bibliothèque narré dans le chapitre sept, et laissé en obole dans la sébile d’une mendiante à l’avant-dernier chapitre. Riche d’une quinzaine de pages et d’une cinquantaine d’entrées, cet abécédaire reprend de façon didactique les grandes figures mythiques et les principaux concepts du roman : érudition, fantaisie, et une fois encore critique historique et sociale s’y mêlent volontiers, comme on pourra le constater en s’y renseignant sur l’histoire du dieu Dollar ou plus globalement sur celle des Égrégores.

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Coquilles Les Tangences divines

Titre : Les Tangences divines
Auteur : Franck Ferric
Couverture : Bastien Lecouffe-Deharme
Éditeur : Editions du Riez
Collection : Brumes étranges
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 15
Pages : 314
Format (en cm) : 14,1 x 20,1 x 2,5
Dépôt légal : 2011
ISBN : 978-2-918719-16-8
Prix : 19,90 €



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- La critique de « Marches nocturnes »


Hilaire Alrune
30 octobre 2011


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