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Algernon, Charlie et moi : trajectoire d’un écrivain
Daniel Keyes
J’ai Lu, Nouveaux Millénaires, n°1, traduit de l’anglais (États-unis), essai suivi d’une nouvelle, 221 pages, mars 2011, 16€

L’avis de Hilaire Alrune :

« Des fleurs pour Algernon » : une nouvelle, un roman. On ne saurait présenter ici ces textes, dont il nous semble inutile de faire l’éloge. Que la nouvelle ait remporté le prix Hugo en 1960 et le roman éponyme le prix Nebula en 1966 n’est qu’anecdotique. Au-delà des distinctions, au-delà des chiffres de vente, seul compte réellement l’impact du drame dans l’esprit du lecteur. Ceux qui ont lu le roman ne l’ont pas oublié, même au bout de plusieurs décennies. « Des fleurs pour Algernon » demeure sans doute à ce jour, le plus humain, les plus poignant, le plus bouleversant ouvrage de genre jamais écrit. Ne peuvent lui être comparés que, peut-être, « L’homme tombé du ciel » de Walter Tevis, ou, pour le caractère inexorable de l’écoulement du temps, « L’année du soleil calme » de Wilson Tucker. Sur des thèmes différents, deux romans certes eux aussi douloureusement poignants, mais indiscutablement un cran au-dessous de l’œuvre de Keyes. En revenant sur le long processus d’écriture de son récit, l’auteur dévoile une partie des mystères de la création littéraire.



Une élaboration lente et patiente

«  Je n’ai jamais su pour clairement quelles raisons j’écrivais. Peut-être ces quelques pages sont une façon de répondre à ces questions ». C’est à l’adolescence, dans les années quarante, que Daniel Keyes décide de devenir écrivain. « Des fleurs pour Algernon » verra le jour sous forme de nouvelle vingt ans plus tard, puis en tant que roman, une demi-douzaine d’années après la publication de la nouvelle. Le propos de l’auteur est donc de décrire, à travers son existence, la très lente cristallisation de son œuvre. Une lenteur étonnante, qui, si elle interroge, n’est certainement pas unique – citons par exemple, dans un tout autre registre, le français Nicolas Bouvier qui ne publiait ses récits de voyage que des décennies après les avoir vécus.
Très tôt, avec un ou deux détails en relation avec cette œuvre future, Daniel Keyes sait qu’il « tient » quelque chose. Il ne souhaite pas la gâcher. Qu’elle s’élabore par fragments infimes, par bribes d’idées qui mettront des années à s’articuler entre elles, peu lui chaud : il la mènera à bien sans la gâcher par la précipitation, il ne fera aucune concession.

En dehors du flux du temps, un modèle à méditer

Une élaboration lente et longue pour une œuvre qui résiste au temps : voilà comment l’on pourrait résumer le contenu de cet essai. D’une certaine manière, ces mémoires apparaissent comme un exemple à méditer pour ceux qui auraient des prétentions à l’écriture. Choisir une telle voie, pour Daniel Keyes, n’est ni la recherche de la publication à tout prix, ni la course aux honneurs. S’il termine le dernier chapitre sur le fait que la seule chose dont il se souvient, lors d’un malaise dont il est persuadé qu’il va mourir, c’est qu’il aura avant sa propre fin terminé son livre, non publié à l’époque, ne nous semble aucunement relever de la pose de l’artiste. Bien au contraire cet épisode nous apparaît-il traduire son élan, son obsession, pour ce qui aura réellement compté pour lui en tant qu’écrivain : mener son œuvre à bien jusqu’à ce quelle lui paraisse accomplie. Il est difficile, à la lecture de cet essai, de ne pas le considérer comme un exemple à suivre. Qu’un roman s’écrive sur un nombre considérable d’années, que des nouvelles soient mûries, méditées, modifiées, remises sur l’ouvrage durant plus d’une décennie peut amener à réfléchir nombre de ceux ou celles qui s’imaginent écrivains, et qui aussitôt leur rossignol terminé, sans même prendre le soin de le relire, s’empressent d’en accabler leurs proches ou de le répandre à tous vents sur la toile.

Une détermination implacable

« J’ai ramassé mes émotions étalées par terre, essuyé le sang de ma psyché, et me suis remis au travail » : une élégante formule qui décrit la détermination, la pugnacité, le volonté de Daniel Keyes face à ses déboires d’écrivain. Éditeurs incompréhensifs, rejetant son manuscrit ou souhaitant avant tout transformer son œuvre en récit à l’eau de rose et le dénaturer en lui imposant une « happy end », lui refusant ensuite les droits à l’adaptation sur d’autres supports sur la foi d’avocats véreux, critiques assassines ou délétères, Daniel Keyes n’aura pas eu la vie facile, mais il n’aura non plus jamais baissé les bras.

Le mystère de l’homme derrière l’œuvre

Si ces mémoires de Daniel Keyes nous éclairent sur le très long processus de cristallisation de son œuvre, elles instaurent aussi de nouveaux mystères. Autant le récit « Des fleurs pour Algernon » suscite l’émotion, autant ses mémoires sont-elles empreintes de ce qui ressemble à une froideur clinique, qui par moments prend des allures glaçantes. Pas d’émotion lors de l’attribution de prix prestigieux, à peine signalés en passant. Trois mots pour la première rencontre avec celle qui sera son épouse, trois lignes pour son mariage – une épouse dont on ne sait quasiment jamais rien, hormis sa profession, et qu’elle s’endort et se réveille au son de sa machine à écrire – et quelques mots à peine pour ses deux filles, dont on sait tout juste qu’elles existent. Décence, pudeur, discrétion, timidité ? Dans la mesure où Keyes décrit sa propre psychanalyse, on en doute. Quant aux autres personnages intervenant dans son existence, à l’exception, peut-être, du jeune handicapé qui lui fit imaginer Algernon, ils ne sont pour la plupart que silhouettes sans substance, plus notés que décrits, comme s’ils n’avaient qu’un rôle strictement utilitaire.

Froideur clinique, donc, et aussi, très vraisemblablement, un manque d’humour qui surprend. Aucune anecdote de ce type dans ses mémoires, ce qui, sur la durée considérée, ne manque pas de surprendre. Pourtant, l’existence de Daniel Keyes ne semble pas avoir été particulièrement terne. Lorsque l’auteur explique qu’après son test de Rorschach sa psychologue refuse à tout jamais de lui adresser la parole, il présente la chose de façon toute factuelle et ne semble aucunement goûter l’humour de la situation, ni concevoir à quel point un tel épisode peut apparaître hilarant pour le lecteur. De même, lorsqu’il décrit la manière dont il se débarrasse de son existence de médecin (ayant prévu, prenant exemple sur Arthur Conan Doyle, Sommerset Maugham ou Anton Pavlovitch Tchekhov de devenir un praticien raté avant de se consacrer à l’écriture), il le fait également de manière factuelle, sans auto-ironie aucune, alors qu’il s’agit d’un joli morceau d’humour noir qui nous est, hélas, apparu tout à fait involontaire – à moins que l’auteur ne soit pourvu d’un flegme « british » tout particulier, mais il s’agit là d’une hypothèse que rien dans la lecture de ces mémoires ne vient confirmer.

Peu d’humour, donc, et guère de trace d’empathie dans ces mémoires : Daniel Keyes, auteur d’un des récits les plus profondément humains jamais écrits, serait-il lui-même singulièrement dépourvu d’humanité ? On en doute, mais la lecture de ces mémoires, comme nous le formulions un peu plus haut, génère tout de même un soupçon de mystère. Mais peut-être Daniel Keyes est-il lui-même l’illustration vivante de la « théorie du compte en banque émotionnel » de Francis Scott Fitzgerald, qu’il cite au chapitre seize, précisant qu’au bout d’un moment, le coût de la création des personnages finit par l’assécher. Mais à ce propos, Keyes ajoute lui-même « Je me rassure en songeant que, tant qu’un écrivain travaille et demeure ouvert à de nouvelles expériences affectives, il recharge son compte de souvenirs » - ce que l’on peut interpréter ici encore comme des expériences strictement utilitaires dans la vision d’un écrivain.

Une énigme persistante

Un autre mystère récurrent de ce volume est celui de la production de l’auteur. En effet, en suivant le parcours de Daniel Keyes depuis son adolescence jusqu’aux années quatre-vingt dix, c’est-à-dire tout de même sur cinq décennies, on comprend parfaitement qu’il est hanté par l’écriture, souhaite ardemment devenir écrivain, chasse les postes universitaires peu contraignants lui laissant tout loisir de travailler à son œuvre : son existence entière est donc organisée autour de l’écriture. Pourtant, s’il lui arrive de parler de ses romans en cours et de ses nouvelles, on ne dispose pratiquement d’aucune information sur ce qu’il a publié. Il parle un moment de plusieurs nouvelles, mais n’en cite qu’une seule. Que sont devenues les autres ? Que sont devenus ses autres romans ? Là aussi, Daniel Keyes sait garder sa part de mystère. On apprend par contre les circonstances qui amèneront Daniel Keyes à s’intéresser aux personnalités multiples et à écrire « Les 1001 vies de Billy Milligan », qui défraya lui aussi la chronique. Un ouvrage qui, s’il ne relève pas de la fiction, rapporte dans le détail un cas psychopathologique à tel point extraordinaire que l’on a bien du mal à croire qu’il ne s’agit pas d’un roman construit de toutes pièces.

Des questions en suspens

On ne saurait pas reprocher grand-chose à ce volume, si ce n’est que les mémoires de Daniel Keyes sont si parfaitement structurées que l’ouvrage aurait mérité une table des matières, qui par ailleurs permettrait au lecteur désirant, en toute logique, de commencer sa lecture par la nouvelle, de la trouver sans avoir à feuilleter le livre, au risque de s’y arrêter et d’en découvrir les secrets avant même de l’aborder. Mais sans doute l’éditeur a-t-il fait le choix de respecter l’édition originale. Deux autres compléments nous auraient semblé intéressants : une bibliographie des œuvres originales et traduites de l’auteur – nous avons parlé un peu plus haut d’un certain mystère concernant les écrits de Daniel Keyes – ainsi qu’une courte annexe faisant le point sur l’état des recherches en matière d’amélioration de l’intelligence. En effet, les mémoires de Keyes se terminent sur ce sujet, avec un état des lieux réalisé lors de la rédaction de cet essai, il y a maintenant une vingtaine d’années, qui est bien évidemment obsolète.

Une publication bienvenue

Mais ce ne sont là que reproches mineurs, et ces mémoires de Daniel Keyes restent avant tout un témoignage passionnant. Il faut saluer le pari audacieux fait, avec ce premier ouvrage, par l’équipe des « Nouveaux Millénaires ». Inaugurer une collection consacrée aux littératures de l’imaginaire avec un volume qui ne relève que partiellement de la fiction, même s’il a pour lui une caution historique et littéraire, relève de la gageure. Un choix qui nous apparaît à la fois estimable et judicieux, et qui positionne d’emblée la ligne éditoriale sur le versant de l’ambition et de la qualité.

L’avis de François Schnebelen :

À travers « Algernon, Charlie et Moi », Daniel Keyes revient sur sa formidable histoire “Des Fleurs pour Algernon”, à l’origine une nouvelle, présentée à la fin de cet ouvrage, avant d’être déclinée en roman.

Charlie Gordon est un attardé mental qui se voit offrir la chance de devenir intelligent. Il va subir la même opération qu’Algernon, une souris obligée de résoudre des problèmes pour se nourrir. L’opération est un succès ; même si Charlie ne s’en rend pas compte, son état évolue jusqu’à ce qu’il devienne bien plus intelligent que les scientifiques du projet, dépassés par ses capacités. Hélas, les effets ne seront pas permanents…

Le génie de Daniel Keyes repose dans la manière dont il a traité ce sujet. Charlie s’exprime dans des comptes rendus. Au début, son écriture est difficilement lisible, il est plus simple de la décrypter en s’exprimant à haute voix. Puis, petit à petit, après l’opération, la grammaire et l’orthographe s’améliorent, traduisant l’accroissement de ses capacités intellectuelles.
Seul, le personnage de Charlie Gordon n’aurait pas eu le même impact qu’avec Algernon, son pendant animalier. Au début, il rêve de devenir aussi intelligent que cette souris blanche, bien plus forte que lui à déjouer les pièges d’un labyrinthe. Puis elle va devenir une compagne d’infortune qui, tout comme lui, a touché les étoiles avant de redescendre durement sur terre.

Cette remarque semble également valoir pour Daniel Keyes, que l’on peut qualifier d’auteur d’une seule œuvre, tellement ses autres réalisation font pâle figure à côté de « Des Fleurs pour Algernon ». Revenir sur la genèse de ce chef-d’œuvre n’est donc pas innocent et l’écrivain cherche à prolonger la magie liée à ce titre intemporel, séduisant aussi bien les amateurs de l’imaginaire que les réfractaires au genre.

L’écrivain nous relate comment il en est arrivé à écrire “Des Fleurs pour Algernon”. Sans entrer dans les détails, on voit qu’il lui a fallu de multiples petites choses, de détails qu’il a notés, avant de pouvoir les lier ensemble et d’en faire un récit solide à la forme si particulière, traduisant aussi bien l’état de Charlie. Comme il ne pensait pas en avoir fait le tour, il l’a étendu à la taille d’un roman en explorant plus avant les différents aspects de Charlie. L’avancement dans son projet s’accompagne de nombreux changements professionnels, sa femme le soutenant dans sa résolution.
Le lecteur comprend que la maturation de « Des Fleurs pour Algernon » a été longue et difficile, pétrie de doutes, que sa parution n’est, à l’époque, pas apparue comme une évidence. Daniel Keyes nous offre un superbe témoignage sur son inspiration, sa vie, ainsi que sur l’époque. Même s’il s’agit d’un essai, l’auteur parvient à le rendre attractif.
« Algernon, Charlie et Moi » se lit vraiment très bien, il s’avère passionnant. Ce n’est qu’à la fin que l’intérêt baisse ; l’auteur en fait de trop, notamment en nous vantant, entre autres, les mérites de la comédie musicale qui en a résulté, il semble incapable de tourner la page « Des Fleurs pour Algernon ».
Il l’avoue d’ailleurs : « Charlie me hante et je dois découvrir pourquoi. »

Le lecteur peut en dire autant, cette histoire ne s’oublie pas. Elle appartient aux incontournables de la science-fiction.
L’essai est justement suivi du texte original, dans une nouvelle traduction de Henri-Luc Planchat. Ce dernier a forcé le trait par rapport à la première édition dans le Fiction n°69. Au début, Charlie écrit encore bien plus mal, ce qui souligne d’autant plus par la suite l’évolution de son QI. On pourrait épiloguer sur le besoin d’en rajouter, sans que ce soit très productif.

Pour débuter sa collection Nouveaux Millénaires, J’Ai Lu choisit une œuvre particulière : un essai centré sur un des romans de leur catalogue et qu’ils ont déjà réédité à multiples reprises.
Un choix audacieux, mais réussi !
Et une œuvre à méditer pour les apprentis écrivains !

Il est à signaler qu’avec « La Vitesse de l’Obscurité », largement apprécié par la rédaction (ici, et encore-là), Elizabeth Moon a signé un roman au thème proche de « Des Fleurs pour Algernon ».


Titre : Algernon, Charlie et moi (Algernon, Charlie and I, a writers’s journey, 1999)
Auteur : Daniel Keyes
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Henry-Luc Planchat
Couverture : Flamidon
Éditeur : J’ai Lu
Collection : Nouveaux Millénaires
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 1
Pages : 221
Format (en cm) : 13 x 20 x 1.6
Dépôt légal : mars 2011
ISBN : 978-2290032442
Prix : 16 €



À lire également sur la Yozone :
-  La chronique de « Les 1001 vies de Billy Milligan », de Daniel Keyes
-  La chronique de « Des fleurs pour Algernon », de Daniel Keyes


François Schnebelen
Hilaire Alrune
5 mai 2011


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Première publication française de la nouvelle « Des Fleurs pour Algernon » (Fiction n°69, août 1959)



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Première publication française du roman (J’Ai Lu, 1972)



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Dernière publication française du roman (J’Ai Lu, 2008)



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